Expression subtile d’un art de vivre ancestral, les anciens jardins d’Alger sont les témoins d’une culture méditerranéenne raffinée née dans le giron de la civilisation arabo-musulmane.
Si les recherches et publications abondent sur l’architecture des anciennes bâtisses algéroises, les jardins, eux, n’ont pas eu tout l’intérêt qu’ils méritent de la part des chercheurs algériens et étrangers. Ils constituaient pourtant un écrin de verdure incontournable dans l’espace urbain de la cité. Farid Hireche n’hésite pas à parler «d’Alger la verte» pour évoquer le paysage originel de la ville constellée d’espaces verts savamment entretenus et bordée de terres fertiles.
Ce paysagiste vient de publier un ouvrage passionnant sur le sujet. L’auteur de Petits paradis d’Alger* explique son choix pour ce sujet : «Les jardins d’Alger ont fait l’objet de nombreuses descriptions par des écrivains-voyageurs, des consuls et autres témoins ayant visité la médina d’Alger. Certains parlent de 10 à 20 000 jardins autour de cette cité, mais aucun livre ne leur a été consacré à proprement parler. J’ai voulu leur rendre hommage et écrire une page de l’histoire de l’art des jardins méconnue, y compris par les spécialistes du jardin !».
Avant d’aboutir à cette recherche, l’auteur est passé par un parcours pour le moins atypique. Né à Melan (France) en 1971, Farid Hireche retourne en Algérie, à Jijel, à l’âge de 10 ans. C’est dans le jardin de son grand-père, bercé par les récits de sa grand-mère, que germe en lui une passion qui s’épanouira bien plus tard.
A l’image du Candide de Voltaire concluant ses pérégrinations par la décision de «cultiver son jardin», il ne prendra pas le chemin le plus court vers les jardins d’Alger. Son baccalauréat en poche, il effectue des études de médecine à Constantine et Rouen. Avec sa maîtrise de biochimie, il travaille pour de prestigieux laboratoires pharmaceutiques. Un emploi qui lui permet de voyager dans de nombreux pays.
En quête de sens, il abandonne cette profession pour revenir à une envie essentielle : «Vivre au rythme des saisons». Formé à l’Ecole nationale supérieure du paysage de Versailles, il devient paysagiste et crée son propre atelier (De pleins & de vides). De retour à Alger, il est effaré par l’urbanisation anarchique de la ville : «J’ai éprouvé l’urgence de faire quelque chose pour ce paysage». C’est ainsi qu’il participe, par exemple, à l’extension du jardin Tifariti. L’ouvrage Petits paradis d’Alger est né dans le sillage de cette volonté de remettre au vert le paysage d’Alger.
Ce beau livre nous invite à une merveilleuse promenade dans cette Alger verdoyante entre les somptueux jardins privés des maisons de notables et les terres cultivées qui conjuguaient la fonction de potager et de lieu de promenade. Offrant ombre et fraîcheur aux Algérois, ces «petits paradis» dénotaient d’une qualité de vie qui n’a cessé d’étonner les visiteurs et autres captifs de la ville. Parmi les nombreux témoignages, le bénédictin espagnol Diego de Haëdo s’enthousiasme : «L’imagination ne peut rien rêver de plus gracieux... Ces jardins sont situés sur les montagnes d’Alger qui environnent ses portes. Toutes les après-midi une grande quantité de personnes, hommes et femmes, viennent jouir de l’agrément de ces lieux».
Bien plus tard, l’historien français, Fernand Braudel, notera : «Les jardins, gloire de mainte ville méditerranéenne, sont, près d’Alger, somptueux, entourant les maisons blanches d’arbres et d’eaux jaillissantes. Avec Livourne qui a grandi de la même façon, Alger est une des plus riches villes de Méditerranée…»
L’ouvrage de Farid Hireche abonde de citations montrant l’admiration des étrangers, qu’ils viennent d’Orient ou d’Occident, mais aussi l’importance des jardins dans l’imaginaire algérois à travers une riche sélection de chants et poèmes anciens qui leur sont consacrés. Ces textes, qui couvrent une large période allant du Xe siècle aux débuts de la conquête coloniale, sont accompagnés d’une riche iconographie faite de croquis de voyageurs ou de militaires ainsi que de nombreuses peintures de paysage.
Notre chance dans la malchance fut que le XIXe siècle a été, grâce aux progrès techniques en matière de transport et de miniaturisation des accessoires, celui de la peinture en plein air. Malchance, car les autorités coloniales changeront bientôt le visage d’Alger, sacrifiant l’art des djnein à une urbanisation plus proche des goûts européens.
Plus que la destruction matérielle, la grande perte que déplore l’auteur est la rupture avec un savoir-faire et un savoir-vivre transmis auparavant de génération en génération. Sa recherche consiste précisément à en pister les traces pour reconstituer ce précieux patrimoine immatériel. Cultiver son jardin est en ce sens une entreprise de décolonisation.
Sous le terme générique de jardin, se cache en fait une multiplicité d’espaces à l’organisation et aux fonctions clairement distinctes. De la «djenina» au «bustan» en passant par la «rawdha», un ensemble d’appellations arabes et berbères témoignent d’une typologie précise des espaces verts dans la cité et la campagne environnante. M. Hireche résume ainsi les résultats de ses recherches à ce sujet : «Les jardins intra-muros sont désignés par le vocable djenina, c’est-à -dire petit paradis. Ils sont matérialisés par des cours-jardins entourés de murs où sont plantés des arbres à fruits, à fleurs et à feuilles. Une treille (aricha) ombrage souvent le lieu.
Des rosiers et lauriers roses sont disposés ici et là pour l’ornement. En terrasse, espace exclusivement réservé aux femmes en journée, ce sont les plantes parfumées (jasmin, fel, menthe, citronnelle...) qui donnent une ambiance suave à ce lieu aérien.
En dehors de la médina, la djenina laisse place aux djenein gravitant autour de la cité comme des étoiles. Ces petits paradis sont formés d’espaces de transition presque autonomes : d’abord la tabiya, enclos de haut mur incluant dar (maison), la rawdha (cour-jardin) et la djenina (jardinet) pour la détente familiale.
Cet enclos privé est la première sphère. En dehors de celle-ci, se trouve la seconde sphère semi-privée où quelques privilégiés peuvent accéder : c’est le bustan comportant à la fois le verger et le jardin potager. Souvent, l’ordonnance en djadawil (réseaux d’irrigation) sépare l’espace en plusieurs carrés de plantation. De plus, l’irrigation par immersion impose la disposition du bustan en terrasses successives.
On y trouve, outre les arbres fruitiers, les plantes potagères, les espèces médicinales et tinctoriales ainsi que tous les éléments hydrauliques, à savoir la saniya (puits avec roue élévatrice à traction animale), les saqiyate (aqueducs et rigoles), le sahridj (bassin). Les rigoles et les bassins sont souvent ombragés par des treilles et pavillons de plaisance où la vue donne sur l’ensemble du jardin, la mer, le ciel et le grand paysage. Le bustan n’est délimité que par une haie vive de figuiers de Barbarie, lentisques et zenboudj». D’autres appellations restent à préciser, comme le terme «bhira» désignant aujourd’hui le jardin potager et que l’auteur fait remonter à l’existence de bassins artificiels (buhayra en arabe).
En plus des jardins privés, la ville est entourée de «haouach», propriétés de tribus à vocation agricole. Outre leur intérêt esthétique et «écologique», ces espaces verts répondaient aussi et surtout aux besoins d’Alger en fruits et légumes. La plaine de la Mitidja était particulièrement productive, à tel point qu’elle fut surnommée «mère des pauvres». L’auteur déroule les témoignages des géographes arabes, El Idrissi et El Bekri, ainsi que de l’explorateur Hassen El Wazzane (dit Léon l’Africain) pour témoigner de sa fertilité exceptionnelle. En 1822, pas moins de 150 000 laboureurs travaillaient sur les terres de la Mitidja, brusquement abandonnées suite à l’invasion française.
L’abondance de verdure suppose par ailleurs la disponibilité de l’eau, donc un réseau d’irrigation efficace parcourant la ville et ses environs. Des centaines d’aqueducs alimentaient les nombreuses fontaines dont subsistent aujourd’hui encore les noms. M.
Outre la prouesse technique et le raffinement esthétique, les djenein d’Alger témoignent enfin d’un rapport particulier à la nature.
*Farid Hireche, L’art des jardins. Petits paradis d’Alger,
Editions Les Alternatives urbaines, Alger, 2015.
Walid Bouchakour
Outre la prouesse technique et le raffinement esthétique, les djenein d’Alger témoignent enfin d’un rapport particulier à la nature.
*Farid Hireche, L’art des jardins. Petits paradis d’Alger,
Editions Les Alternatives urbaines, Alger, 2015.
Walid Bouchakour
el watan