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4/26/2020

Âme sensible s'abstenir





Âme sensible s'abstenir

Témoignage du commandant Lakhdar Bouregaa, de la wilaya IV Alger durant la guerre de libération nationale, membre fondateur de FFS BÊTE NOIR DE CLAN DE OUDJDA arrêté en 1967 par la police du colonel boumedienne Boukherouba, torturé et condamné à 30 ans de prison.

Je fus arrêté le 3 juillet 1967, rue Larbi Ben M’Hidi, au cœur d’Alger. Des policiers en civil m’ont encerclé et littéralement séquestré alors que je me rendais chez une de mes connaissances. Ils m’ont passé les menottes devant de nombreux témoins, et embarqué à bord d’une Peugeot 403 noire. Peu après, j’ai été emmené au commissariat du « Cavaignac », à deux pas de la Grande Poste. J’y restai jusqu’aux alentours de minuit. Des hommes de faction se succédaient pour me surveiller. Ils entraient, me regardaient silencieusement, restaient un moment, puis repartaient sans dire un mot.
Je fus ensuite conduit ailleurs, dans une gigantesque bâtisse, où je fus jeté dans une cellule sombre, au sous-sol. J’appris plus tard que d’autres personnes, accusées d’appartenir au mouvement de Krim Belkacem, étaient détenues dans le même bâtiment.
Je fus détenu dans cette cellule pendant un mois, où je subis toutes sortes de tortures, physiques et psychologiques. J’ai été frappé par des tortionnaires qui utilisaient des bâtons ou me piétinaient pendant que j’étais maintenu allongé. J’ai subi la gégène, appliquée sur les parties les plus sensibles. Il n’était pas rare je sois aspergé d’eau sale, dont on me balançait tout un seau sur le corps. La torture variait, selon le tortionnaire. Quand je me sentais défaillir, ou m’évanouissais, ils arrêtaient les sévices, pour reprendre aussitôt que je reprenais conscience.
Je ne pouvais soupçonner l’existence, dans nos services de sécurité, d’hommes aussi haineux, capables de tels actes. Ils poussaient leur horrible tâche jusqu’aux limites du possible. Ils devaient savoir qu’avec le temps, l’organisme s’habitue à la torture, car je commençais, moi-même, à m’habituer aussi bien sur le plan physique que psychologique. Je ne sentais presque plus la douleur. Une sorte de défi m’opposait à des tortionnaires. Ils n’arrivaient pas à me faire plier, pour m’amener à leur dire ce qu’ils voulaient. Et moi, de mon côté, je ne pouvais ni mourir ni me soumettre et passer outre mes principes.
L’affrontement gagnait en violence avec le temps, pour atteindre son paroxysme. Mais je leur répétais continuellement que tout ce que je savais, les services de sécurité le connaissaient parfaitement. Ils continuèrent, misant sur le temps et la douleur pour me faire plier, espérant chaque jour que je m’écroule et les implore. Ce traitement se poursuivit jusqu’au 27 août 1968, date à laquelle je fus transféré, presque inanimé, à la prison de Sid El-Houari, à Oran.
Je ne pus changer de vêtements pendant trois mois de détention. On m’a même empêché de laver ceux que je portais. Et quand arrivé l’heure de m’emmener de ma cellule à Alger vers une autre cellule, à la prison de Sid El-Houari, à Oran, je fus menotté, et attaché avec d’autres prisonniers.
Nous avions tous les yeux bandés. Nous fûmes jetés dans un camion sans aération, dont la seule odeur aurait pu nous étouffer. Nous avons fait plus de quatre cent kilomètres dans ce camion.
Je restai deux mois à la prison de Sid El-Houari, sans que ma famille et mes amis sachent où je me trouvais. Quand mes proches s’en inquiétaient auprès des services de sécurité, on leur répondait qu’eux aussi me recherchaient, et qu’il fallait les aider à me retrouver !
A Sid El-Houari, bien que j’aie les yeux toujours bandés, je compris qu’on me mettait dans les sous-sols. J’entendis de nombreuses portes s’ouvrir et se fermer, ainsi qu’un grand brouhaha. Je fus amené à descendre des escaliers abrupts pour aboutir au sous-sol. Je fus jeté, seul, dans une cellule.
C’était une prison terrible, sinistre. Le froid y était glacial en hiver. La saleté y était repoussante. Il fallait mener une guerre continue contre les moustiques. Les cellules étaient en fait des sortes de puits creusés le long des couloirs. Elles n’étaient pas suffisamment larges pour qu’on je puisse s’y allonger. La mienne ne devait pas faire un mètre sur deux. S’y retrouver donne l’impression d’être avalé par la terre.
Mon plus grand ennemi, dans cette cellule, était le silence. Un silence lourd, pesant, terrifiant. Il donnait un sentiment de solitude absolue. Il était interrompu par de rares bruits tout aussi sinistres, le grincement d’une porte qui s’ouvre, la toux d’un détenu malade, le cri d’un détenu qui se laisse aller au désespoir.
Mon arrivée dans ce monde des ténèbres fut brutale. Mon geôlier m’enleva le bandeau que je portais depuis mon départ d’Alger, et, d’une violente poussée de la crosse de son arme, me désigna ma destination. Je trébuchai, et m’étendis de tout mon long dans la cellule. Je n’avais pas vu la fosse. Il faisait sombre, et mes yeux n’étaient pas encore habitués à l’obscurité, ni d’ailleurs à la lumière, après ces longues heures durant lesquelles je portais une cagoule.
Je tâtonnai, essayant de découvrir ce nouveau monde dans lequel j’atterrissais. Je vis très une faible lueur. Elle provenait du bas de la porte de la cellule. Je devais me mettre à genoux pour arriver à sa hauteur, car la cellule était aménagée à un niveau inférieur d’un mètre environ de celui du couloir.
Il n’y avait pas d’aération. Je dus bientôt faire face à un autre problème : comment faire mes besoins ? Je tâtonnai, mais ne trouvai rien. Il n’y avait même pas la fenêtre aux traditionnels barreaux. Rien que l’obscurité. Pas une anfractuosité. Des murs en terre, fissurés, je le sentais au toucher, avec une odeur tenace. Un toit humide, et des moustiques. Un sol avec des pierres qui me forçaient à changer constamment de place, pour tenter de trouver, en vain, une position confortable. Je regrettais ma cellule d’Alger!
Je désespérais. Je ne voyais pas de solution en vue. J’étais condamné à combattre la mort et la démence dans cet environnement terrifiant. J’y restai trente jours et trente nuits. Je ne pouvais plus faire la différence entre le jour et la nuit, entre le réel et l’illusoire, entre la crainte de la mort dans des conditions dont mes proches ne seraient jamais au courant, et la peur de la démence. Je dépensais l’essentiel de mon énergie à tenter de garder ma lucidité, à conserver mes esprits. Je voyais jusqu’où la barbarie pouvait entraîner les hommes, et de quelle manière elle pouvait les amener à traiter leurs pairs.
Le 27 septembre 1968, à 19 H, la porte s’ouvrit enfin. Mon geôlier m’ordonna de ramper pour sortir. Je pus ramper, difficilement, agrippai le rebord de la cellule, et finis par sortir du trou. Je me retrouvai dans le couloir. J’étais face à un groupe de gardiens. En fait, il s’agissait d’hommes de la sécurité militaire, comme je l’appris plus tard.
Ils me firent sortir, pour m’embarquer dans une voiture et me ramener de nouveau à Alger. Avant de me remettre en prison, ils m’ont bandé les yeux et m’ont fait longuement tourner dans les rues d’Alger, pour que je ne puisse situer l’endroit où on m’emmenait. J’avais envie de vomir, j’étais exténué, mais par dessus tout, j’avais faim et j’étais très affaibli.
La voiture s’est enfin arrêtée. J’étais presque soulagé de me retrouver en prison. Je fus de nouveau emmené vers une cellule. Le plus âgé d’entre mes geôliers me dit :
- Maintenant, tu es entre des mains sûres. Tu es à la sûreté nationale.
Nous t’avons ramené à Alger pour terminer l’interrogatoire. Le premier était insuffisant. Un nouveau round d’interrogatoires débuta alors. Des questions, toujours des questions, mille fois répétées, sous mille formes, jour et nuit, posées par un homme, puis un autre, et un troisième, puis c’est un tout un groupe à la fois qui s’acharne contre moi. Elles variaient, concernaient un sujet puis un autre, sans logique apparente. Elles n’étaient pas rattachées à une seule affaire, mais portaient sur des accusations multiples.
J’étais convaincu que ces hommes étaient des déséquilibrés qui se réjouissaient de la souffrance des autres. Pas un seul sujet concernant ma vie, y compris dans ses aspects privés, n’a été épargné. Ils me demandaient des précisions, revenaient sur des détails infimes.
Je n’avais plus une conscience réelle de ce qu’ils me voulaient. J’étais exténué, j’avais faim et je tombais de sommeil. J’étais éprouvé par la torture et les humiliations qu’ils m’ont fait subir. J’étais convaincu que je mourrais entre leurs mains.
Ils regardaient les traces des blessures que j’avais subies pendant la guerre de libération quand, les poitrines nues, nous combattions ce que je pensais être l’ennemi de l’Algérie, le seul… Ils regardaient bien la cicatrice, sur ma peau, puis y éteignaient leurs cigarettes. Ils le faisaient d’un geste détaché, tout en parlant d’autre chose. L’un d’eux y appliquait un
morceau de fer chauffé à blanc, et demandait avec ironie, à ses compagnons :
- S’agit-il d’une vraie blessure ou d’une morsure de chien ?
Son collègue prenait le relais :
- C’est bien une morsure de chien. Je vois la trace des crocs.
Le troisième ne pouvait être en reste et enchaînait :
- Le moudjahid pouvait-il réellement faire face aux mitrailleuses et à l’aviation française ? On va voir aujourd’hui s’il est vraiment aussi courageux. Et il enfonçait sauvagement ses ongles dans la blessure. Quand mes geôliers se sont rendus compte que ces méthodes ne donnaient pas de résultat, ils en ont adopté d’autres. Ils me suspendaient au plafond par les poignets, à l’aide d’une chaîne, et me laissaient dans cette position pendant plusieurs heures, jusqu’à sentir que mes articulations étaient sur le point de rompre. L’un d’eux se mettait ensuite sur une chaise, au-dessous de moi. Je pouvais alors laisser mon poids reposer sur ses épaules. Je ressentais un énorme soulagement, qui ne durait cependant
que quelques secondes. Car l’homme se retirait brutalement. Tout le poids de mon corps était attiré le vide, pour être retenu par les chaînes que qui me retenaient, suspendu. Les souffrances aux poignets et aux bras étaient atroces.
Mes tortionnaires s’amusaient. Ils avaient établi une sorte de compétition pour voir qui d’entre eux serait le plus inventif sur les moyens de me torturer. Tout au long des séances de torture, ils ne cessaient de me frapper de leurs matraques recouvertes de caoutchouc. La plupart des coups étaient destinés aux parties les plus sensibles. Je n’avais plus de force pour protester, ni pour crier. Je m’évanouissais régulièrement, mais ils me réveillaient en m’aspergeant d’eau.
Plus le temps passait, plus ils se montraient cruels. Je ne savais ce qui suscitait le plus leur colère : est-ce le fait que refusais de parler, ou que je refuse de les supplier ? Ma seule requête, c’était de demander de l’eau.
Dans tout ce que je subissais, il me semblait qu’une gorgée d’eau, une seule, pouvait soulager toutes mes douleurs. Je n’avais jamais imaginé que la douleur provoquée par la soif puisse être plus forte que tout le reste.
Mais mes tortionnaires étaient des professionnels. Eux savaient. Ils opposaient un refus systématique à ma demande. Par contre, ils me plongeaient souvent la tête dans de l’eau sale, que je buvais jusqu’à ce que mon ventre gonfle. Alors, ils m’allongeaient sur le dos et l’un d’eux me marchait sur le ventre, jusqu’à ce que l’eau se mettre à couler de ma bouche,
de mon nez, de mes oreilles et d’autres orifices naturels.
J’ai été soumis à cette torture pendant un mois, après mon retour de la prison d’Oran. Je ne dis pas un mot de plus que ce que j’avais déclaré lors des premiers interrogatoires. Pour une raison simple : je n’avais rien à dire.
Finalement, ils se lassèrent, et me ramenèrent en prison. Je fus embarqué dans un camion, qui tourna longtemps dans les rues d’Alger, pour me donner l’impression qu’on m’éloignait de la capitale. Je fus ensuite ramené à la même prison que j’avais déjà connue avant celle d’Oran. J’avais les yeux bandés, mais je me repérai grâce à la forme des marches que je descendis et aux différents bruits de portes que j’entendais. J’en fus convaincu car peu après mon arrivée, j’entendus un muezzin dont je reconnaissais la voix. Son appel, » Allah Akbar « , m’a fortement remonté le moral.
Dieu était avec moi.
Je fus rapidement mis en présence d’un officier de la sécurité militaire. J’étais pieds et poings liés, enchaîné à une chaise. L’homme me faisait face.
- Nous avons examiné ton dossier, dit-il. Tu es un homme propre. Il n’y a pas l’ombre d’un doute. Mais les enquêteurs de la police t’ont beaucoup chargé, après que tu aies reconnu des actes graves, peut-être sous l’effet de la torture. Nous, à la sécurité militaire, nous souhaitons que ton interrogatoire soit concis, précis et définitif, qu’on puisse savoir exactement ce qu’il en est.
- Je vous laisse avec votre conscience, répondis-je aussitôt. Je vous ai dit, à vous et aux policiers, ce que je savais des évènements du 11 décembre 1967. Je n’ai rien à ajouter. Peu importe pour moi de savoir quel est le service responsable de ma torture. Ce que j’ai fait, je l’ai fait par conviction, de ma propre volonté. Si vous voulez vous-mêmes ajouter quelque chose à mes déclarations, libre à vous. Je suis votre prisonnier.
- Je veux entendre une seule chose, dit-il calmement. Des informations nous sont parvenues selon lesquelles tu as planifié l’assassinat du président Boumediene.
Je ne pus me retenir. J’éclatai d’un rire nerveux. Malgré la douleur, et la situation désespérée dans laquelle je me trouvais, je ne pus me contrôler. Je voyais parfaitement leur démarche. Il se préparait à m’envoyer de nouveau à la torture, pour me contraindre à avouer un acte aussi grave.
L’entretien fut bref. Il ne donna aucun résultat. Je n’avais rien à dire. Je fus donc de nouveau ramené à Oran. C’était le 27 octobre 1968. Le départ eut lieu à quatre heures du matin. Arrivé en fin de matinée, je fus de nouveau jeté dans une autre cellule, où je ne vis pas de lumière pendant trois jours, à l’exception des courts moments durant lesquels le geôlier ouvrait la porte pour glisser un sombre plat de lentilles et une morceau de pain datant de plusieurs jours.
Je n’y restai pas longtemps. Nouveau transfert. Il commença, cette fois encore, par un bruit de clés, puis une voix, celle du geôlier, m’appelant à prendre mes affaires et à sortir. Quelles affaires pouvais-je posséder ? Un seau, pour faire mes besoins, une vieille couverture et une natte.
- Tu as bénéficié d’une amnistie, me dit-il. Le procureur t’attend.
- A quelle occasion cette amnistie a été décidée ? demandai-je.
- Ne sais-tu pas qu’on est à la veille du 1er novembre ? répondit-il, sur un ton qui n’appelait pas de réplique, ni n’admettait de nouvelles questions.
Je quittai ma cellule et m’engageai dans le couloir, mes poignets rattachés à mes pieds par une chaîne. Je marchais au milieu de deux rangées de gardiens, dans un climat fiévreux, avec de nombreux détenus attendant leur libération. Nous entendîmes des youyous et des coups de feu dehors, des parents qui fêtaient l’événement.
Un gardien s’approcha de moi. Il me scrutait attentivement. Il fit plusieurs tours autour de moi, me regardant comme on détaille une bête, au marché, avant de se décider à l’acheter. Il me fit descendre un escalier en pierre, pour aboutir à un couloir. J’y étais à peine arrivé qu’un autre gardien me poussait vers une porte métallique. Un troisième me donna un violent coup de pied, et je me retrouvai à l’intérieur d’une cellule où je faillis perdre mon équilibre. Un froid glacial y régnait.
Je fis connaissance avec la cellule qu’on m’offrait en cadeau à la veille de l’anniversaire du 1er novembre. En fait, il s’agissait d’un petit espace aménagé à côté d’une fosse sceptique. La pièce était un peu plus spacieuse que mon ancienne cellule. Sous la porte, je pouvais voir les chaussures des gardiens quand ils passaient devant ma cellule. Mais au centre, la fosse dégageait une odeur insupportable. J’étais exténué, affaibli. J’avais maigri, et mes anciennes blessures me faisaient souffrir. Mais comment dormir ?
Et où mettre ma tête ? Du côté de la porte, qui laissait passer un froid glacial, ou du côté de la fosse avec son odeur pestilentielle ?
J’avais un compagnon. Un rat. Comme si ma présence le dérangeait, il se présenta peu après mon arrivée, me regardant bien en face. Je voulus le chasser en le menaçant avec le seau, mais j’avais peur de faire tomber cet unique ustensile dans la fosse sceptique. J’utilisai finalement ma abaya pour faire semblant de le menacer. Il s’enfuit, plongeant dans la fosse.
Je pensais m’en être débarrassé, mais je me trompais. Il revint peu après, accompagné de plusieurs autres rats, de tailles différentes. J’avais droit à la visite de toute la famille. Je me mis légèrement en retrait, pour les surveiller. Nous observions une sorte de trêve.
Mon esprit était cependant ailleurs. Nous étions à la veille du 1er novembre. Je me rappelais des moments qui m’étaient chers. Mon village, quand j’étais gamin, lorsque nous allions pêcher dans l’oued. Ou dans la forêt, quand nous allions chasser des oiseaux. Puis la guerre de libération, quand, avec les miens, nous menions le grand combat contre le colonisateur pour libérer notre terre sacrée ; la fraternité et le sens du sacrifice qui avaient marqué cette époque.
Après cette épopée, je me retrouvais prisonnier dans un sous-sol, à côté d’une fosse sceptique, assiégé par les rats, à la veille du 1er novembre. Est-ce là le destin de ceux qui ont aimé leur pays ? J’avais envie de pleurer devant toutes ces injustices, cette persécution, qui me ramenait à une existence quasi-bestiale.
Mais je devais aussi faire face. Je me mis à cultiver le souvenir. J’appris progressivement, dans la douleur, à développer une sorte de mémoire sélective. Je revivais les grands moments d’émotion, je forçais mes pensées à aller vers ce qui était fort, puissant, dans cette épopée qui fut la nôtre. Le bonheur absolu de savoir qu’on vit pour défendre sa liberté ; la terrible douleur d’apprendre qu’on a perdu un frère, un ami, un compagnon ; les larmes d’impuissance quand on voit l’un d’eux tomber, à un mètre, en sachant qu’il a eu droit à la récompense suprême, la chahada.
Mais d’autres pensées réussissaient à revenir, faisaient une intrusion, et finissaient par s’imposer, car ce sont les images du présent ; des images de ces moments de déchéance, quand des hommes, ayant pris le pouvoir de manière illégitime, en abusent au profit de dictateurs sans scrupules.
Pendant que ces pensées contradictoires se bousculaient dans mon esprit, j’entendis des légers coups répétés, tout proches. Je crus que les rats grignotaient quelque chose, ou tentaient de creuser un trou dans le mur. Je compris ensuite que le détenu de la colline voisine voulait me parler. Il attendait que je lui réponde. Je craignais cependant que ce ne soit un piège. Je m’abstins de répondre à ses appels.
Mais il ne s’est pas découragé. Quel drame vivait-il, lui aussi ? Comme moi, il devait avoir un besoin terrible de parler, de communiquer, de se confesser. De trouver un mot de réconfort, d’encouragement. La prudence lui dictait d’éviter tout contact avec les autres détenus. Le châtiment risquait d’être terrible. Mais il avait visiblement dépassé le stade de la peur.
Il finit par m’appeler. Il me semblait que sa voix me parvenait du bout du monde.
- Je suis un détenu comme toi. Ecoute ce que je vais te dire, clama-t-il.
Je gardai le silence. Son audace avait accentué mes doutes. J’étais de plus en plus convaincu que c’était un piège. Mais l’homme continuait à frapper à coups réguliers, tout en m’appelant. Je finis par lui demander qui il était, où il se trouvait, et ce qu’il voulait.
- Je suis détenu comme toi, dit-il. Approche-toi.
Je m’approchai du mur. Il reprit :
- Je les ai entendus ouvrir les portes de la cellule et la refermer sur toi tard dans la nuit. J’ai compris qu’ils amenaient un prisonnier. D’où viens-tu ?
- Pourquoi ?
- Je voudrais savoir d’où tu viens pour te demander des nouvelles de certains de mes amis dont j’ignore le sort, dit-il.
Je le devançai :
- Depuis quand tu es ici ?
- Depuis un mois.
Je mis ses paroles en doute. J’étais de nouveau convaincu que c’était l’un des gardiens qui me tendait un piège. Ou un homme de la sécurité militaire enfermé à côté de moi à cet effet. J’excluais qu’un homme puisse tenir un mois dans ces conditions. J’étais décidé à connaître ses intentions, au moins pour voir clair. Je lui demandai de me décrire sa cellule, et
ce qu’elle contenait.
- J’étais dans ta cellule, où je suis resté plusieurs jours. Ensuite, ils m’ont transféré dans ma cellule actuelle. Elle est meilleure, et moins dangereuse. Suis mes conseils. N’attaque pas les rats. Ne les tue, ils n’en seront que plus nombreux quand ils reviendront. La bouche d’égout qui est dans ta cellule se déverse dans la collecte principale de la ville. Tout ce
que tu peux faire, c’est disposer des petits morceaux de pain au bord de la bouche d’égout. Les rats s’en contenteront et te laisseront tranquille.
Pendant que mon voisin me révélait ces plans de bataille contre les rats, je me rappelai le roman d’Albert Camus, La Peste. Je remerciai mon interlocuteur. Je devais apprendre, plus tard, qu’il faisait partie du mouvement de Krim Belkacem. J’appris donc à combattre les rats, ou plutôt à éviter de les combattre, pour me contenter de les éviter, et d’accepter de cohabiter avec eux. Puis, me vint également à l’esprit l’histoire d’Abou Firas El-Hamadani, ce grand chevalier, détenu par les romains, qui avait une tourterelle pour seule voisine. Il lui chantait :
Que dire avec une tourterelle comme voisine,
Chère voisine, sais-tu ce que j’endure ?
Chère voisine, la vie ne nous a pas gâtés,
Viens partager mes soucis, viens.
Mais mes compagnons à moi sont des rats et des geôliers. Il n’y avait ni Romains ni tourterelle. J’enviais Abou Firas. J’en voulais à ce destin, à l’Histoire, qui me donnait des concitoyens si cruels, et des compagnons si peu agréables. J’étais contraint de partager ma nourriture avec les rats.
Pendant cette période de détention, je pris l’habitude de respecter scrupuleusement les conseils de mon voisin. Je disposais un peu de pain sec au bord de la fosse sceptique, attendant que les rats viennent déjeuner. Je mangeais ensuite le plat, avec un vague goût de lentilles, qu’on me servait invariablement. Je respectais ma part du pacte avec les rats, et ils ne me dérangeaient pas trop. J’avais besoin de compagnie dans ces moments difficiles. Je me surpris à trouver du réconfort à leur présence. Une fois
dépassé le dégoût qu’ils suscitent, ils étaient les seuls êtres vivants que je côtoyais.
Je décidai, un jour, de voir de quoi se composait le plat qu’on m’offrait.
Je le versai dans le seau me servant à faire mes besoins. Je sacrifiais ainsi un repas, rien que pour savoir. Je comptai exactement dix sept lentilles, navigant dans un demi-litre d’eau. C’était ma ration alimentaire.
Après la commémoration de l’anniversaire du 1er novembre, je fus déplacé vers une autre cellule. J’abandonnai le précieux seau. J’étais content de m’en débarrasser, mais il m’avait été très utile. En plus de différents autres usages hygiéniques, si on peut parler d’hygiène quand on est acculé à vivre près d’une fosse sceptique, je l’utilisais, le soir, pour y mettre les pieds. J’avais peur que les rats ne m’attaquent, profitant de mon sommeil.
J’étais convaincu que j’avais atteint le fond, et que je ne pourrais que remonter. Mais le destin m’emmenait sur une autre piste, cruelle. Je fus transféré vers une cellule où avait été détenu mon compagnon d’armes et ami, Mohamed Chaabani, quelques jours avant son assassinat. Il avait gravé son nom sur le mur de la cellule, dans une pratique à laquelle aucun
prisonnier au monde ne peut échapper.
Un autre personnage y avait séjourné. C’est le » Barbu « , un ressortissant yougoslave arrêté par les autorités françaises après avoir acheminé clandestinement des armes en faveur des maquis de l’ALN à bord de l’Athos, en 1956. Avant de mourir, il avait, lui aussi, gravé son nom, sa date de naissance et son pays sur le mur de la cellule. Il avait creusé le mur
avec ses ongles. Depuis, cette cellule était devenue » la cellule du Barbu « .
Dans les jours qui suivirent, je peu enfin rencontrer des hommes. Des êtres humains, ou ce qui en restait. Certains faisaient partie de l’organisation de Krim Belkacem, d’autres étaient liés au soulèvement de Tahar Z’Biri. D’autres, enfin, avaient été des officiers de l’ANP. Mais le régime, avec sa vision étroite du nationalisme, avait mis en doute leur nationalité, les considérant comme marocains, et travaillant donc pour les services spéciaux de Rabat. Certains avaient été rapatriés de l’étranger, notamment
d’Egypte, où ils avaient été envoyés en formation par l’armée. Ces officiers nés au Maroc, ou dont l’un des parents était marocain, avaient pourtant été de brillants soldats ou officiers de l’ALN. Beaucoup sont tombés en martyrs, et les autres se retrouvaient suspects et emprisonnés.
Ils auraient pu constituer une base pour renforcer la solidarité entre les pays du Maghreb, et raffermir cette fraternité dans le combat qui avait émergé pendant la guerre de libération. Ils sont devenus des détenus, suspectés de trahison, rejetés par leur propre pays parce soupçonnés de travailler pour le voisin, le frère ! Simple illustration de la dérive monstrueuse que prenaient les régimes en place dans les pays du Maghreb.
Ces hommes ne constituaient qu’une infime partie du drame que recelait la prison d’Oran, devenue un des centres où étaient punis, humiliés, détruits les révolutionnaires. J’ai vu des compagnons mourir de faim, tomber sous la torture ou emportés par la maladie. D’autres ont perdu la raison. D’autres encore ont attrapé la tuberculose, ou ont perdu la vue. A
ma connaissance, personne n’est sorti totalement indemne de cette prison, que nous appelions » le sous-marin « . On l’appelait ainsi car bien que construite sur un monticule relativement élevé, ses cellules avaient été aménagées dans les sous-sols, que nous atteignions avec toutes les peines du monde. Je n’ai pas vu la lumière pendant une année. Je n’ai pas aperçu le soleil ni la lune pendant toute cette période, et je n’ai pas entendu le cri d’un oiseau ou d’un animal, à l’exception des rats et des aboiements de chiens qui nous menaçaient parfois devant les portes des cellules.
Les visites familiales étaient totalement interdites. Mon épouse et mes enfants sont venus à plusieurs reprises jusqu’à la prison, à Oran, dans des conditions pénibles, mais ils ont été systématiquement empêchés de me voir. Une vieille oranaise, Mme Behiri, les a aperçus une fois, au cours de l’un de ces voyages. Elle fut prise de pitié devant le spectacle de ces enfants, assis à côté de leur mère devant la porte de la prison, attendant vainement une autorisation pour voir leur père. Elle s’approcha d’eux, fit connaissance avec ma femme et de mes enfants, et les invita chez eux.
Elle leur offrit l’hospitalité. Elle est devenue une amie de toute ma famille.
Une drôle de justice
J’ai passé près d’une année dans l’obscurité la plus totale. Je ne quittai s une cellule que pour me rendre dans une autre cellule. Je ne reçus aucune visite. Personne ne m’a appelé par mon nom pendant toute cette période. J’avais perdu tout contact avec l’humanité, à l’exception des gardiens de la prison, si on peut encore parler d’humanité en ce qui les concerne.
J’apercevais parfois leur tenue sombre. La notion de lumière perdait son sens. On m’interdisait de lire et d’écrire. Je fus empêché de me changer pendant quatre mois. Mes vêtements partaient en lambeaux, et tout mon corps en souffrait. Mon état physique se dégradait, du fait des privations et de la torture.
Je fus maintenu dans ces conditions inhumaines jusqu’en juillet 1969.
Alors que j’avais perdu toute notion de temps et de calendrier, un gardien est venu, un jour, ouvrir la porte de ma cellule. Il me fit sortir dans le couloir. Je redécouvrais la lumière. J’étais aveuglé. Je ne pus la supporter. Je m’évanouis. J’avais un handicap visuel, que je n’ai jamais réussi à soigner.
Moi non plus, je ne sortirais pas indemne du » sous-marin « , si jamais je devais en sortir vivant.
Je fus emmené par des éléments des services de sécurité vers le tribunal militaire d’Oran, appelé » cour révolutionnaire « . J’y croisai, pour la première fois, le regard de certains des accusés qui, comme moi, avaient séjourné en prison pour les mêmes accusations. C’était un moment pénible, mais émouvant. Je pus lire des regrets, des reproches dans ces
regards, mais aussi beaucoup de respect partagé. Il y avait notamment Ali Mellah, Layachi Amirat, Maammar Kara, ainsi que d’autres, des officiers, des chefs de bataillons, des chefs d’unités, des militants.
J’étais surpris par la composition hétéroclite de la cour. Elle comprenait des officiers, des anciens de l’ALN, mais aussi d’autres, qui provenaient des promotions Lacoste, ces hommes formés par l’ancien gouverneur d’Algérie pour prendre le relais du colonisateur. Je me demandais comment ils pouvaient cohabiter. Mais je me rendais aussi compte à quel
point Boumediene avait réussi à écraser tous ces hommes, pour les mettre à son service.
Certains membres de la cour portaient la robe traditionnelle des magistrats, mais d’autres étaient venus en tenue d’officier, arborant grades et décorations. Je constatai que quelques uns avaient accédé au grade de colonel pendant ma détention. C’était la première promotion de colonels depuis l’indépendance.
La salle du tribunal fut envahie par un public nombreux, composé de proches des accusés et de curieux venus assister à la condamnation de ceux que la presse avait présentés comme de dangereux criminels. Un climat particulier régnait alors. Le pouvoir avait réussi à créer des conditions favorables pour organiser le procès selon sa volonté. Nous fûmes présentés comme des criminels aussi dangereux que des nazis. Une grande campagne avait été orchestrée autour du procès, jusqu’à convaincre l’opinion publique que nous étions le Mal.
Dans l’enceinte du tribunal, le climat était particulièrement tendu. La cour était présidée par Mohamed Benahmed Abdelghani, colonel, futur ministre de l’intérieur, futur chef du gouvernement, le chef d’une équipe de fossoyeurs venus enterrer des victimes déjà détruites par la prison et les sévices. Il était secondé par Ahmed Draïa, futur patron de la police et futur ministre, et Mohamed Touati, futur idéologue du régime.
En pleine séance du tribunal, sont arrivés les responsables de la sécurité militaire. A leur tête, le colonel Kasdi Merbah, patron de la SM, futur ministre, chef du gouvernement, accompagné de Yazid Zerhouni, un de ses adjoints, futur ministre de l’intérieur. Ils s’installèrent sur des sièges au premier rang. Ils avaient des cartables, dont ils tiraient des dossiers, des documents par paquets, qu’ils mirent bien en évidence, face aux magistrats. Ils voulaient visiblement les impressionner, pour les pousser à prononcer les condamnations les plus sévères.
C’était un jeu très curieux. La plupart des membres de la cour étaient considérés comme suspects dans la tentative de coup d’état de Tahar Z’Biri, y compris le président de la cour, Abdelghani. Un des détenus l’a d’ailleurs publiquement accusé d’avoir participé aux préparatifs du putsch.
Cet homme aurait donc pu se retrouver parmi les accusés. Il était leur juge. La simple présence de Kasdi Merbah et Yazid Zerhouni lui rappelait la précarité de sa situation. Il devait donc se montrer d’autant plus zélé, pour prouver à Boumediene sa fidélité. Et le seul moyen de prouver sa loyauté devait l’amener à nous enfoncer.
La dérive a commencé aussitôt après l’ouverture de ce procès marathon. Il était clair qu’il ne serait guère question de justice. Les accusations les plus absurdes s’alignaient contre nous, alors que le vocabulaire utilisé n’avait aucun rapport avec la justice. On entendait beaucoup plus des mots comme » impérialisme « , » réaction « , » sionisme « , que ceux supposés être utilisés traditionnellement dans les tribunaux. On ne parlait pas de loi, d’article, de procédure, de code pénal, de preuves, mais de contre-révolution de suppôts de l’étranger et de déstabilisation. Nous sommes rapidement devenus des agents de l’impérialisme et de la réaction, comme si ces grands mots venaient de trouver la preuve de leur existence en Algérie. La loi, principal fondement des sociétés civilisées, était totalement bafouée.
Le président de la cour a lu un long discours, rédigé par des officiers de la sécurité militaire. Il lisait difficilement, il ânonnait, sans même saisir le sens de ce qu’il disait. Il nous a ensuite appelé à la barre les uns après les autres. Certains ne pouvaient se tenir debout, conséquence de la torture et des sévices subis pendant le long séjour en prison. Personne ne nous a demandé les circonstances de notre arrestation, ni où nous trouvions depuis cette date. Torture, méthodes particulières d’interrogatoire, détention dans les cachots, tout ceci fut occulté.
Quand est arrivé mon tour, je me suis levé, face au président de la cour, Abdelghani. Il a cité les charges retenues contre moi. après une courte pause, il m’a posé une première question :
- Quelle a été ta participation à la guerre de libération ?
- Je souhaiterais être dispensé de répondre à cette question dans les conditions actuelles, répondis-je aussitôt, car le passé ne jouit plus d’aucune considération. Comment allez-vous tenir compte de mon passé militant alors que je suis accusé d’être un agent de l’impérialisme, de la réaction et du sionisme ? Je ne pense pas que mon djihad puisse avoir la moindre crédibilité face à l’ampleur de ces accusations…
Il me coupa sèchement :
- La cour veut, à travers cette question, confirmer que tu es un spécialiste de l’agitation. Tu es le grand opposant, ajouta-t-il ironiquement.
Nous savons que tu es un homme qui a participé à de multiples révolutions. Tu sais ce que je veux dire, comme nous savons à propos de quelles révolutions nous allons t’interroger.
Je voyais où il voulait m’entraîner. Je décidai donc de répondre calmement à toutes ses questions. Mais l’atmosphère changea très rapidement,
quand il m’accusa d’avoir organisé un projet d’attentat contre Houari Boumediene. Je ne pus me contenir :
- Personne, parmi ceux qui me connaissent, ne pourra croire que je suis homme à tremper dans un assassinat. L’assassinat ne fait pas partie de mes principes, et ma morale révolutionnaire le rejette. Quand j’ai vu que la méthode de gouvernement de Houari Boumediene menait le pays à la dérive, je l’ai combattu par les armes, puis au sein du FFS, et enfin après le soulèvement du 11 décembre. Je remercie Dieu d’avoir réussi à sauver Tahar Z’Biri. Tout mon combat contre Boumediene a été public.
Je l’ai mené de ma seule volonté. Quant à l’assassinat, à l’organisation d’attentats et de manière générale, tout ce qui vise à frapper un homme dans
le dos, tout ceci ne fait pas partie de ma morale, ni de mes méthodes d’action. Vous le savez très bien.
Abdelghani m’a interrompu :
- Ne dis pas » Boumediene « . Il faut dire : » Monsieur le Président « .
- J’ai pris l’habitude de l’appeler Boumediene. Si vous voulez que j’utilise une formule plus respectueuse devant vous, cela ne me fera aucun
mal.
Tout en fouillant dans le dossier, contenant des centaines de pages, il reprit :
- Ce que tu as dit à l’instruction n’est pas conforme à la réalité. Le tribunal ne fait pas confiance à tes déclarations.
Le président de la cour parlait en français, aussi bien lorsqu’il s’adressait à moi que quand il parlait à ses assistants. Il n’a pas prononcé un mot en arabe.
Je décidai de prendre l’initiative :
- Si je dois répondre à d’autres questions pour permettre d’établir la vérité, je suis prêt.
Il sortit alors une lettre. Il l’étala devant lui, et commença à en lire des extraits :
- Tu as rencontré Krim Belkacem. Vous avez eu de longues discussions sur l’avenir de son organisation. Après une pause, il ajouta :
- N’essaie pas de nier. L’auteur de la lettre est un témoin oculaire.
Il cita le nom de l’auteur : le commandant Azzeddine. C’est l’un des deux hommes qui avaient assisté à ma rencontre avec Krim Belkacem.
Parmi ceux que j’avais vus, c’est lui qui se montrait le plus enthousiaste pour pousser Krim à agir contre Houari Boumediene.
Je ne fus pas surpris d’entendre ce nom. Je le connaissais bien. Je connaissais son aptitude à la trahison et son opportunisme. C’est lui qui avait longuement pleuré Si Lakhdhar, dans l’espoir de le remplacer au sein du Conseil de la Wilaya IV. Il avait fini par y arriver. Il avait saisi toutes les opportunités pour servir les puissants du moment, là où il s’est trouvé.
Mon opinion sur sa moralité et sur le sens de ses engagements se trouvait confirmée.
- Si je dois être jugé par cette cour, je refuse d’être jugé par correspondance, dis-je à mon tour. Je ne pense pas qu’il y ait un seul tribunal au monde qui fonctionne de cette manière. Si vous tenez absolument à présenter cette lettre comme preuve contre moi, pourquoi ne pas évoquer mes contacts avec l’ambassade d’Algérie à Rabat ? Pourquoi refuser
d’en tenir compte, alors qu’ils peuvent constituer des preuves à décharge et influer sur votre jugement ? J’aurais pu rester à l’étranger, mais mon innocence m’a poussé à rentrer dans mon pays et affronter le régime selon d’autres règles. Et puis, s’il faut absolument avoir recours à ce genre de témoignages, pourquoi ne pas ramener le témoin lui-même ? Je suis convaincu qu’il est ici même, à Oran. Peut-être même est-il devant la porte du tribunal, ou dans une pièce à côté…
Le procureur, Ahmed Draïa, a demandé une suspension de séance. Je n’avais pas eu le temps de m’asseoir que trois personnes me menottaient et m’emmenaient hors de la salle. J’étais assailli par le doute. Ne seraient-ils pas tentés de m’exécuter sur le champ ? J’en étais là de mes pensées quand surgit devant moi le procureur, Ahmed Draïa, en compagnie d’un officier, Hassan Merabet. Sur un ton qui m’a surpris, car dépourvu de haine, il m’a demandé :
- Qu’est-ce que tu entendais par cette » justice par correspondance »?
- Une cour révolutionnaire ne peut tenir compte d’une lettre portant d’aussi graves accusations, répondis-je. Qu’est-ce qui vous prouve qu’elle est authentique ? Vous risquez de prononcer une condamnation à mort sur la base d’un document suspect. Il serait plus juste de convoquer l’auteur de la lettre.
Il ordonna aux gardiens de me ramener dans la salle du tribunal. Je fus invité à me lever pour entendre le verdict prononcé contre moi, après trois jours de procès. La peine était de trente années de prison ferme.
J’étais condamné à vingt années de prison pour avoir participé à la rébellion de Tahar Z’Biri du 11 décembre 1967, et à dix années de détention pour avoir fait partie de l’organisation de Krim Belkacem. La peine prononcée était plus lourde que ce que le procureur avait requis !
La prison, pas la soumission
Je n’étais pas surpris par la sentence. Je m’attendais au pire. Nous vivions sous une junte militaire, qui n’avait aucun respect pour les libertés et les Droits de l’Homme. Au fond de moi, je n’en attendais guère mieux. J’étais même un peu soulagé que ce chapitre prenne fin. Je n’oubliais pas les tortionnaires et les geôliers, avec leurs matraques et leur
gégène, ainsi que ses rats, ses poux, ses puces, et, par dessus tout, l’enfer de l’isolement.
Ma famille et mes amis furent plus frappés que moi par la dureté de la peine. Ils étaient terrifiés. Une consolation, tout de même : mes enfants étaient encore trop jeunes, et ne mesuraient pas la signification de ce qui m’arrivait.
Nous fûmes emmenés hors de la salle du tribunal, pour être transférés en prison. Le jour même, vers minuit, les geôliers nous ordonnèrent de nous regrouper dans une salle. En présence de nombreux policiers et hommes de la sécurité militaire, le directeur de la prison demanda à haute voix aux hommes impliqués dans le soulèvement de Tahar Z’Biri d’écrire une lettre au président du conseil de la révolution Houari Boumediene pour solliciter une mesure de grâce.
Tous les détenus acceptèrent cette proposition. Ils se dispersèrent, cherchant qui un stylo, qui du papier, chacun essayant de trouver la belle formule qui toucherait la sensibilité de Boumediene. Plusieurs d’entre eux durent déchirer la lettre, pour la réécrire, puis la déchirer une seconde fois, ne la trouvant pas assez expressive ni assez touchante pour émouvoir le chef de l’état.
Je refusai de me plier à cette démarche humiliante. J’ai été arrêté, mis au secret, affreusement torturé, injustement condamné à l’issue d’une parodie de procès. Et maintenant, on me proposait une suprême humiliation, celle de demander au responsable de tous mes malheurs d’avoir pitié de moi !
J’informai mes compagnons de malheur que je refusais d’écrire un seul mot à Boumediene pour demander son pardon. Ils me regardèrent, surpris et apitoyés. Ils me demandèrent de ne pas être trop » extrémiste « .
Certains murmuraient, entre eux, que je n’y croyais pas, ou que je n’avais plus toute ma tête. Le directeur de la prison me supplia. Il évoqua mes enfants, me demandant de le faire pour eux. Il se proposa pour rédiger lui-même ma demande de grâce. Je n’aurais qu’à la signer. Je rejetai son offre.
Mes co-détenus s’apitoyaient sur mon sort. Mais en fait, c’est moi qui avais pitié d’eux. J’en arrivais presque à les mépriser. La vie ne leur avait décidément pas appris grand chose. Ils n’avaient pas compris la nature de ce système. Ils acceptaient d’être reconnaissants envers leur propre bourreau. Il était, certes, difficile de les condamner, mais je refusais une liberté à n’importe quel prix. En rejoignant l’ALN, j’avais accepté l’idée de mourir pour la liberté. Mais je la refusais si le prix en était l’humiliation.
Tout le monde s’y mettait, essayant de me convaincre de revenir sur ma décision. J’en avais assez de ces sollicitations. Pour y mettre fin, je m’adressai au directeur de la prison :
- S’il faut absolument que je sollicite une mesure de grâce, je demande qu’au préalable, nous soyons transférés dans une autre prison, avec les truands et bandits de grand chemin. Ce sera beaucoup mieux pour nous.
Personne ne saisit la portée de ma déclaration. Tout le monde était occupé à chercher son propre salut, attendant une nouvelle journée qui signifierait peut-être la liberté. Mais quelle liberté ? Je refusais celle à laquelle on accède en demandant pardon à son tortionnaire. Le poids de la soumission me paraissait plus dur à supporter que la prison, malgré ce
que j’avais enduré.
Face à mon attitude intransigeante, le président du tribunal qui m’avait condamné à trente ans de prison, Mohamed Benahmed Abdelghani, a demandé, à son tour, à me rencontrer en tête-à-tête. Il avait déjà rencontré les autres détenus, après avoir reçu leurs demandes de grâce. Je fus introduit auprès de lui. Sa promotion était encore récente, et il montrait
le zèle nécessaire pour la justifier. Il avait une allure soignée, et portait des lunettes à monture dorée.
Le face à face ne manquait pas de piment. La sentence qu’il avait prononcée constituait une barrière définitive entre nous.
- Pourquoi n’as-tu pas fait une demande de grâce comme tes compagnons ? me demanda-t-il
- Pour une raison simple, répondis-je. Le tribunal qui m’a condamné à trente ans de prison peut tout aussi bien prononcer mon acquittement.
Pourquoi une demande de grâce, alors que la sentence avait été décidée avant même l’ouverture du procès ?
Il hésita un moment, puis reprit :
- Ne désespère pas, dit-il. La sentence prononcée constitue une condamnation de principe. Elle n’est pas définitive. A la première fête nationale, tu seras transféré vers une prison à Alger, pour être près des tiens. On attendra un peu, et tu seras ensuite libéré.
Comme s’il parlait pour lui-même, il poursuivit :
- Quelle confiance peut-on accorder à cette vie ? Et qui sait ? Un jour viendra peut-être où je serai le détenu, et toi, tu seras alors un homme
libre, en face de moi. C’est la vie !
Il s’arrêta, comme s’il attendait une réponse de ma part. Je gardai le silence. Je ne voulais pas m’engager avec lui dans une discussion qui m’amènerait à lui révéler le fond de ma pensée. C’est lui qui devait se sentir tourmenté. Peut-être sentait-il que j’étais plus libre, dans ma prison, que lui, dans son uniforme de colonel. Je n’avais rien à solliciter. Je ne voulais montrer aucun regret. J’avais fait des choix, conformes à mes principes, mon éthique et ma morale. J’avais pris des risques pendant le grand djihad, la guerre de libération. J’étais prêt à assumer les souffrances de l’indépendance.
Elles devaient s’avérer particulièrement dures. Je passai encore sept années en prison. J’ai connu la plupart des prisons algériennes. La fraternité avec les autres détenus allégeait partiellement le poids de la détention et du sentiment d’injustice qui ne m’a jamais quitté. La prison m’a appris certaines règles de la sagesse et la patience. J’y nouai des amitiés qui ont survécu pendant des décennies. J’y découvris des hommes libres, et découvris que de nombreux hommes se croyant libres sont en fait des esclaves.
Malgré la durée de la détention, je n’ai jamais perdu espoir. Je préservai ma dignité, malgré les conditions de détention et les traitements inhumains qui y étaient en vigueur. Je m’accrochais à mon pays, je me rappelais le sacrifice des chouhada, et refusais de me laisser entraîner par le désespoir. Dans les moments difficiles, je me rappelais mes compagnons
chouhada, ces immortels, eux que Dieu glorifiait : » Ne croyez pas que ceux qui sont tombés pour la gloire de Dieu sont morts. Ils sont vivants auprès de Dieu qui pourvoit à leurs besoins « . Cela me suffisait. –

Slimane AMIRAT Paix à ton âme Grand Homme seul face a la Dictature de Boumedienne



"L'histoire d'un homme ou une destinée inachevée"
L'histoire retient au fil des siècles les noms de certains grands hommes, des noms figurant parmi les élites de la Nation. Des hommes qui, au cours de leur existence, auront un parcours tumultueux pour revendiquer leurs idéaux. 

Dans les luttes éternelles pour la démocratie et pour que vive l’Algérie libre et indépendante, de nombreux héros se sont sacrifiés pour la patrie.
Slimane AMIRAT fait partie de ces hommes dont le destin demeure exceptionnel et que la mort a fauché trop tôt. C’est en 1955 que le jeune Slimane AMIRAT entre dans les rangs de l’ALN. Abderrahmane Mira, l’ayant très vite remarqué pour son dynamisme et ses qualités d’homme de terrain, le sollicitera pour sensibiliser l’immigration algérienne établie en France.


Dès le mois de mars 1955, Slimane sera l’homme choisi par le FLN pour mettre sur pied et diriger les groupes de choc de la région Parisienne pour lutter contre les Messalistes du MNA. Il accomplira sa mission avec brio jusqu’en 1958 où il sera arrêté et emprisonné à Constantine, puis à El Djorf (M’sila). Durant sa détention, il organisera les prisonniers et fera de telle sorte à continuer la lutte en fournissant à l’ALN, argent et médicaments. C’est ainsi, que plus de quatre cent mille francs par mois et des médicaments sortiront du camp de détention, au profit de l’Armée Algérienne.
Libéré, il rejoint la France muni de faux papiers et reprend la direction du groupe armé de la région Parisienne. En 1961, un homme des troupes est capturé, il parlera sous la torture et dénoncera Slimane AMIRAT, qui sera aussitôt arrêté. Il connaîtra à son tour, la torture des geôles françaises. 

Au cessez-le-feu, il sera libéré et aura la vie sauve grâce à une manifestation organisée à Paris par les étudiants algériens et français. Il sera ensuite responsable des groupes armés à El-Biar et Bouzaréah. Il fera face à l’OAS, et ce jusqu’au conflit des wilayas. Après la prise de pouvoir par le groupe d’Oujda et Ben Bella, il fera un passage dans les forces de police à Tlemcen puis à Alger. Néanmoins, il sera de ceux, notamment avec Krim Belkacem, Mohand Oulhadj, Mohamed Boudiaf et d’autres, qui tenteront de créer l’UDRS.

Slimane se retrouve ensuite au FFS et sera condamné à mort par contumace dans le procès avec Aït Ahmed et Chaâbani. Il connaîtra alors l’exil jusqu’en juin 1965. Après le coup d’état militaire, entre Slimane AMIRAT et le nouveau régime, le courant ne passera plus. Il refusera les propositions qui lui seront faites. Hocine Aït Ahmed est toujours en prison et n’apprécie pas que le Conseil de la Révolution renferme autant de militaires.
Slimane AMIRAT dirigera alors une agence d’assurance jusqu’en 1967. Pendant cette période, avec Krim Belkacem et d’autres militants de la cause nationale, il participe à la création d’un nouveau mouvement d’opposition, le MDRA, mouvement qui verra le jour le 18 octobre 1967. 

La réaction brutale et énergique du pouvoir ne se fera pas attendre. Slimane sera arrêté le 02 juillet 1968, il sera tenu au secret pendant plus de neuf mois ou il sera jugé puis condamné à la peine capitale par la cour révolutionnaire d’Oran.
Pendant quatre ans et demi, il restera enfermé au quatrième sous-sol de la prison militaire d’Oran, la tristement célèbre “Santa Cruz”. 

Ses amis et proches lui demanderont de formuler sa demande de grâce à Boumediene, ce qu’il refusa tout en réclamant ses droits de prisonnier politique ou l’application de sa peine. C'est-à-dire, son exécution. Il fera successivement plusieurs grèves de la faim (17 jours, puis 25 jours). Il sera transporté dans un état comateux à l’hôpital universitaire d’Oran. De la prison d’Oran, il sera ensuite transféré à la prison de Berrouaghia où il restera en détention pendant deux années et sera de nouveau transféré à El Harrach, un autre pénitencier qu’il quittera au bout de six mois. 

Libéré le 23 juin 1975, soit une semaine après le décès de son père, Slimane sera étroitement surveillé durant toute cette période de détention, et même après sa sortie de prison. Il mènera alors, lui-même, le combat pour la libération de ses propres amis demeurés en prison. Il obtiendra leurs libérations et la réhabilitation de tous les membres. Le combat pour les idées qui étaient les siennes continuera alors sous une forme semi-clandestine jusqu’en 1989, année pendant laquelle sont apparus le multipartisme et le pluralisme politique.


Le MDRA est alors officiellement agréé le 19 janvier 1990. Cette dernière étape de la vie politique et publique de Slimane AMIRAT permettra à tout le peuple algérien de saisir véritablement la dimension de celui qui fut un jour accusé et traité d’agent du sionisme international et de contre-révolutionnaire, et ce malgré les difficultés et les oppositions cachées menées contre lui, afin de le marginaliser.

Slimane AMIRAT ne ménagera aucun effort pour œuvrer dans l’intérêt exclusif de l’Algérie. Acteur politique important et modérateur sur la scène nationale, c’était un homme qui, par ses valeurs morales et ses principes avait su se faire une place de choix dans le cœur et dans l’esprit de chaque algérien, de toute condition et de tous les âges. Il sera l’homme vers qui l’on se tourne pour demander de l’aide. Une aide qu’il ne refusera jamais. L’homme qui mettra au service de son pays, cette expérience de la vie par l’expression de sa volonté au service d’un idéal partagé par les meilleurs fils de l’Algérie. Un idéal tourné vers la construction de cette Algérie dont il a rêvé, durant toute sa vie.

Des rêves qu’il emporta avec lui. Tout le monde garde aujourd’hui, cette image d’un homme intègre, un véritable militant, sincère, exclusivement tourné vers son principal objectif, l’intérêt de l’Algérie. Tout le monde gardera de lui cette fameuse phrase, restée gravée à jamais dans la mémoire de tous les Algériennes et Algériens, illustrant le grand Amour qu’il avait pour son pays et qui lui donnera cette dimension du Grand homme qu’il était : «A choisir entre l’Algérie et la démocratie, je choisirais l’Algérie.».

Un illustre patriote qui a subitement trouvé la mort, rappelons-le, au moment où il venait lui-même, se recueillir devant le cercueil du Président Mohamed Boudiaf, son compagnon de toujours. Aujourd’hui, vingt années après sa disparition, le nom de Slimane AMIRAT est toujours évoqué avec respect par tout le peuple algérien, qui garde de lui l’image d’un homme aux vertus exceptionnelles. Sa stature, sa droiture, son honnêteté et sa ferveur dans la défense de ses idées pour placer “l’Algérie au-dessus de tout et avant tout”. Il manque toujours autant aux Algériens.

4/25/2020

Patrimoine archéologique : Sites en péril Des gravures rupestres de plus de 5.000 ans

Patrimoine archéologique : Sites en péril

Des gravures rupestres de plus de 5.000 ans
Le constat est amer : bon nombre de nos sites historiques et préhistoriques, classés ou en voie de l’être, paradoxalement épargnés par l'érosion du temps, ne sont malheureusement pas suffisamment protégés de la main prédatrice de l’homme, dans la mesure où, pour certains d'entre eux, ils ne sont même pas ceinturés par de solides clôtures de protection.
Le problème n'est pas nouveau. Déjà dès la fin des années 1970, des universitaires, des historiens et des chercheurs nationaux s'intéressaient de près au patrimoine archéologique national : c'est aussi l'époque des grands chantiers de fouilles entrepris çà et là à travers notre vaste territoire, particulièrement dans des régions, au demeurant nombreuses aussi, à forte densité en vestiges historiques et préhistoriques. Devant cet engouement et, à contrario, devant les dégâts et préjudices entre temps causés à nos sites, surtout par la main de l'homme, le phénomène s'est amplifié depuis quelque temps, et aussi bien les archéologues professionnels que les préhistoriens s'inquiètent désormais de la multiplication de ces actes de dégradation.
Ce qui les rend d'autant plus facilement accessibles à n'importe quel quidam. Certes, il est toujours bon de savoir qu'on peut y accéder et les visiter à sa guise. Mais cette accessibilité est une «arme à double tranchant» en raison précisément de la facilité qu'elle permet à n'importe quel individu de porter atteinte à des pans on ne peut plus sensibles -et donc vulnérables- du patrimoine culturel et historique algérien. Pour tout dire, à des pans entiers de l'identité multimillénaire de son peuple. Le drame, c'est que cette accessibilité on ne peut plus «néfaste» pour la sauvegarde de notre patrimoine archéologique concerne également des vestiges beaucoup plus éloignés ou qui sont censés l'être. D'où cette lancinante interrogation : pourquoi ?
D'abord parce que notre pays n'est pas seulement riche de ces vestiges-là. Car quelque soit l'endroit du territoire national, il en regorge. Il suffit en effet -et pour reprendre l'expression consacrée-, de «creuser un tant soit peu» et hop ! C'est un ou plusieurs pans jusque-là enfouis de l'histoire de l'Algérie -deuxième berceau de l’humanité après l’Ethiopie- qui resurgissent. À telle enseigne, d'ailleurs, que le territoire aura mérité le qualificatif de «livre ouvert», non seulement eu égard à notre propre histoire en tant qu'Algériens, mais aussi à toute l'histoire de l'humanité depuis la nuit des temps. Ensuite parce que l'Algérie est, pour reprendre l'expression de feu Mohamed-Salah Mentouri, ancien ministre du Tourisme, «une terre où l'on retrouve tous les âges de la Terre».

Des gravures rupestres de plus de 5.000 ans 

Toujours est-il que, pour ceux qui veulent en savoir davantage sur la «carte archéologique» de notre pays, les documents concernant nos sites existent bel et bien et il suffit de s'adresser à bonne enseigne pour se les procurer. À ce titre, de nombreux documents indiquent précisément les lieux chargés d'histoire, voire de préhistoire : dans les musées, dans les ouvrages anciens, archives, forums internet, accessoirement dans la presse spécialisée quand elle existe. La «carte archéologique» de notre pays renferme ainsi une foultitude d'informations sur les sites historiques et archéologiques de notre pays. Mais ces mêmes documents n'indiquent malheureusement pas -ou pas assez- les sites qui ont subi des dégradations, notamment les plus récentes, afin que les potentiels visiteurs avisés sachent ce qu'ils ont le droit de faire ou pas. Il s'agit donc d'un problème de manque d'information et là, la structure en charge de ces sites se doit d'agir en ce sens. Car si certains visiteurs sont de mauvaise foi, la plupart d'entre eux ne connaissent pas bien le sujet et peuvent, par pure inadvertance, dégrader sans en avoir l'intention.
Prenons seulement pour exemple le site renfermant les gravures rupestres de zaouïa Tahtania, éloignées de 18 kilomètres au sud de la localité de Taghit, dans la région de Béchar.
À priori, rien n'indique que ce site renferme des gravures qui datent de plus de 5.000 ans. Eh bien, il faut pourtant savoir que non seulement ces précieux témoins de l'ère néolithique dans notre pays existent et se trouvent à portée de main, sans protection aucune, mais qu'elles ont forcément subi, conséquence prévisible, des dégradations à la limite du réparable et pour cause : elles ont été souillées à la peinture et/ou avec une intervention directe sur la roche. Ce qui est d'autant plus regrettable que des esprits criminels ont ainsi «gravé» à coté ou carrément sur les gravures, dénaturant irréversiblement des dessins qui remontent pourtant à l'ère néolithique, pour ne pas dire à l'aube de l'humanité.
Sous d'autres cieux de tels actes criminels auraient été qualifiés comme tels par les pouvoirs publics concernés et leurs auteurs auraient écopé des lourdes peines d'emprisonnement prévues par leur législation.
Chez nous, et nonobstant le devoir d'appliquer la législation en vigueur, il y aurait lieu de (re)mettre au moins en route une campagne de sensibilisation auprès des élus locaux, de la Gendarmerie nationale et de la population, notamment par les biais des canaux télévisuels. Il faudrait, en ce sens, (re)expliquer pourquoi ces déprédations sont préjudiciables à plusieurs titres au pays. Et que cela nécessite davantage de contrôle plus strict et de poursuites, voire une interdiction pure et simple de visites tant que les sites en question ne sont pas encore suffisamment sécurisés. Cela dit, restent les archéologues, les historiens et leurs inquiétudes. Car ces catégories de scientifiques savent pertinemment qu'il s'agit là d'un patrimoine rare et fragile. Ce qui n'est malheureusement pas le cas dans l'esprit du tout-venant.
Kamel Bouslama


4/18/2020

Cheikh Hamada: L’illustre maître du bédoui immémoré



Cheikh est né en 1889 à Blad Touahria, dans la daïra de Mesra. Il est mort le 9 avril 1968. Il est considéré comme l’un des fondateurs du mouvement de musique arabo-bédouine. Son histoire reste plus complexe, il a amorcé la « citadinisation » du Bédouin traditionnel en présence de l’administration coloniale. 

Ce fut une révolution dans la tradition musicale dans le genre bédouin, qui devient ensuite un phénomène artistique majeur sur l’espace maghrébin. Hamada a fait son premier enregistrement en 1920. Puis, jusqu’à sa mort, il a continué à enregistrer des disques en Algérie, à Paris et à Berlin. Deux de ses fils ayant rejoint le maquis furent tués durant la guerre de libération nationale. Agissant en poète, le Cheikh est devenu le chantre éternel du chant bédouin. Dans son parcours d’artiste, le Cheikh procède à des arrangements de la  »Gasba » qui lui apportera une touche propre à la région des Medjahers influençant ainsi le répertoire chaâbi qui entre sous sa férule, dans le mode bédoui. 

Ses accompagnateurs de la flûte magique Cheikh Boudissa et Cheikh Belkacem donneront du panache aux poèmes du Cheikh, une carrière durant. Il aura eu de son vivant à ébranler, magistralement, à lui seul la tradition musicale dans le genre bédouin propre et ce, en réussissant à faire cohabiter la poésie citadine entre « hadri », « haouzi » et « aroubi ».Dans ses compositions, la « gasba » sera remaniée et à laquelle il lui apportera une touche propre à la région du Dahra, influençant ainsi le répertoire chaâbi qui entre sous sa férule, dans le mode bédoui. Il aura eu de son vivant révolutionné à lui seul la tradition musicale dans le genre bédouin et ce, en réussissant de façon magistrale à brosser la poésie citadine entre « hadri », « haouzi » et « aroubi ». On raconte aussi que cette icône de la chanson bédoui, ami intime de Hadj M’hamed El Anka, ils avaient pour habitude, lors de dîners philosophiques avec les poètes, les musiciens comme Hadj Lazoughli, Hachemi Bensmir, Abdelkader El Khaldi, d’échanger, de travailler ensemble des qaçayds (poèmes).On a aussi appris de son histoire que le Cheikh était aussi un maître pour les jeunes générations. Il recevra dans sa maison plusieurs artistes comme Maâzouz Bouadjadj, leur expliquant, parfois, pendant de longues heures, une tonalité, une strophe, le sens caché d’un mot, d’un vers, d’une qasida. En Oranie, ce qui est sûr, c’est que les couches sociales auxquelles son répertoire se rattache, qui sont les classes paysannes, avec le maintien du caractère tribale de la structure de base au ‘’douar’’, se sont retrouvées dans la chanson bédoui comme art raffiné surtout lors des waadates. Les chansons de Hamada servaient d’occasion à la jouissance intellectuelle et artistique, à côté de la pratique de la fantasia (goum) avec le sport du tir au fusil en chevauchée. Mansour Benchehida, l’écrivain le décrivait comme un génie qui voulait mettre en relief  » un chant d’expression populaire unifié » et avait aussi un regard savant sur la langue, en étant à l’écoute des vecteurs musicaux susceptibles de mieux porter sa musique. Ce qui est déplorable aujourd’hui, c’est que cette grande figure de l’art bédoui de la wilaya soit occultée dans les manifestations culturelles. Cheikh Hamada doit être honoré chaque année au même titre que les maîtres du  »Chaabi », ou ceux du  »Malouf ». Pour la mémoire, à Mostaganem, on ne peut pas se permettre d’oublier un cheikh, un artiste de cette envergure.

4/16/2020

Yamna bent el-Hadj el-Mahdi : Maâlma à l’âge de 21 ans



issue d’une grande famille algéroise, Yamna Bent El-Hadj El-Mahdi brave tous les interdits et tous les préjugés en pratiquant la musique. Par son talent et sa personnalité, elle saura s’imposer dans un milieu réservé exclusivement aux hommes, qu’elle parviendra à égaler en talent, voire le dépasser.
 
Yamna Bent El Hadj El Mahdi est née à la rue des Abderrames Casbah d’Alger, en 1859. Précoce mais surtout douée, elle participe dès sa dixième année aux fêtes familiales dans la Casbah d'Alger. On rapporte même qu'après ses tours de chant elle allait jouer au jeu de la marelle sur les terrasses des habitations avec les fillettes de son âge ! Elle se fait remarquer très jeune pour son aptitude à chanter. Son père, El Hadj El Mehdi, usera de toute son autorité pour la dissuader et n’aura réussi qu’à renforcer sa détermination à persévérer dans une carrière musicale prometteuse. Yamna va souvent écouter furtivement un musicien réputé qui joue au guembri, dans un café près de chez-eux. Un jour elle sera remarquée par le cheikh Ben Brihmat, grand mélomane et responsable d’une médersa. Souhaitant la prendre en charge pour l’enseignement en arabe et pour l’apprentissage de la musique, il  convaincra ses parents en leur proposant qu’elle vienne aider son épouse dans les tâches ménagères. Il maquille ainsi l’affaire pour éviter un refus, sachant qu’à l’époque, la pratique artistique pour une jeune fille est particulièrement taboue. Son apprentissage durera six années, jusqu’à la mort du père de Yamna, en 1876. Par la suite, elle perfectionnera ses connaissances toute seule au grès de ses rencontres. Elle est naturellement très douée dans l’exécution des instruments à corde, notamment le guembri, le violon, la kouitra, le tar et le oûd (luth). Son idole, à cette époque, est cheikha Kheira Djabouni qu’elle côtoie dans les fêtes familiales de la Casbah. Ses contacts avec cheikh Mohamed Mnèmèche et son disciple Mohamed Sfindja lui seront enrichissants pour la mémorisation du patrimoine andalou. À l’âge de 21 ans, Yamna devient mâalema, en constituant sa première formation musicale en 1880, avec des musiciens de renom, dont le violoniste virtuose et interprète apprécié du hawzi, cheikh Mahmoud Oulid Sid Saïd, dit «Qelbeddelaâ» (cœur de pastèque). Et si tous les orchestres féminins ou masculins du début du siècle sont à dominance israélite, celui de Yamna est exclusivement musulman : Houria à la derbouka, «Haoula» (surnom à cause de son strabisme) à la kouitra, et Tamani au tar (orchestre féminin pour les fêtes de mariage).Yamna rencontre un grand succès dans les fêtes à Alger et ses environs, ainsi qu’au Maroc et en Tunisie. Par son talent et sa personnalité Yamna Bent El Hadj El Mahdi a su s’imposer dans un milieu réservé exclusivement aux hommes, repris tout le patrimoine-domaine masculin et imprima au genre msamaî (féminin) la forme que nous lui connaissons aujourd’hui.
Menant sa carrière d’une main de maître, elle se fait rapidement remarquée par les premiers promoteurs d’enregistrements sur cylindre phonographique. Elle en réalise quelques-uns, provoquant ainsi une véritable révolution en cette fin du XIXe siècle. On y retrouve entre autres le célèbre poème profane de Benkhlouf, «Bismillah bdit enzemema âne tedj eroslah» (au nom de Dieu je commence à chanter les mérites du Prince des Envoyés).
Juste avant le déclenchement de la Première guerre mondiale, elle enregistre dans un premier essai un disque 78 tours à Paris et continue, entre 1922 et 1928, à enregistrer ses œuvres, principalement chez Columbia, à Alger. Sa plus grande consécration aura lieu lors d’un grand gala public le 24 janvier 1927 au Kursall d’Alger qui deviendra plus tard l’Opéra d’Alger, puis le Théâtre National Mahieddine-Bachtarzi, après l’indépendance de l’Algérie. Initié par Mahieddine-Bachetarzi, ce spectacle révèle une Yamna baignant dans la plénitude de ses moyens, tant humains qu’artistiques, face à un large public constitué des plus grandes familles algéroises.
En 20 ans de carrière musicale, elle a enregistré environ 500 œuvres connues dans le patrimoine traditionnel hawzi, aroubi ou châabi. Elle a fixé, pour la postérité sur phonogramme quasiment la totalité de ce que nous savons aujourd’hui dans ce domaine. MaâlemaYamna s’est abreuvée du savoir artistique des grands maîtres de la fin du 19e siècle, comme cheikh Mohamed Mnemèche, Mohamed Sfindja, Mouzino et d’autres encore. Elle a elle-même inspiré tous les interprètes de chants populaires du 20e siècle. Sa formation, elle l’a perfectionnée avec une étonnante précision en côtoyant et même en bousculant certains maîtres incontestés en poésie classique andalouse (zedjel) tel qu’Edmond Yafil, l’auteur du célèbre ouvrage «Recueil de chants andalous», ainsi que le chant panégyrique et mystique (cheikh Kouider Bensmaïl). Par ailleurs, elle a su donner toute sa forme au dakhli msamaî, une spécialité purement féminine d’Alger et sa région. On lui doit entre-autre le célèbre «Ranadjinak», qui honore toutes les mariées lors de leurs noces à ce jour.
MaâlemaYamna est décédée le 1er juillet 1933, à Alger, à l’âge de 74 ans. Elle repose au cimetière El Kettar.
Sihem Oubraham

4/14/2020

MÉMOIRE: IL ÉTAIT UNE FOIS LA PESTE À ORAN



Présentée par Albert Camus dans son mythique ouvrage ‘’La peste’’ paru en 1947, comme une ville morne qui a tourné le dos à la mer et où il n’y avait in arbres ni oiseaux, Oran la millénaire fut comptoir phénicien, puis ville romaine, refuge de corsaires, cité espagnole, puis bourg ottoman avant de devenir la plus française des villes du sud de la méditerranée.

Touchée en cet hiver 2020 par la pandémie COVID 19, la population y observe le confinement et scrute les écrans à l’écoute des nouvelles des cas de coronavirus et des distributions de semoule !

On parle du premier cas de Corona dans la ville, des 600 voyageurs confinés dans des hôtels, de l’ouverture d’une annexe de l’Institut Pasteur et d’autres clameurs et rumeurs des réseaux sociaux.

Certains citoyens déterrent la mémoire de la ville et redécouvrent sa riche histoire qui a inscrit en lettres de sang des épidémies désastreuses, la peste étant la plus indélébile.


Oran 1557, la peste et la domination espagnole.


Les récits des voyageurs de l’époque qui parcouraient l’Afrique du Nord rapportent que la ville, cité portuaire et commerçante prospère sous domination espagnole, fut frappée par la peste en ce milieu du 16e siècle. Plus de la moitié de la population fut décimée par ce fléau face auquel aucune médication ne pouvait faire barrière.
La ville fortifiée était sous la poigne du gouverneur, le comte d’Alcaudéte, dont l’administration était préoccupée par le sauvetage de l’armée espagnole d’occupation et la protection des élites citadines proches de la puissance coloniale. 
Les soldats de la garnison furent sortis de la cité fortifiée. L’armée espagnole se déploya en cercles concentriques autour de la ville avec des campements mobiles sur les flancs de coteaux et un hôpital de campagne au pied du mont Murdjadjo. 
La population autochtone subit alors la propagation fulgurante du fléau qui toucha en profondeur la campagne et les coteaux de l’ouest algérien. Des milliers de femmes et d’enfants succombèrent à la fièvre pestilentielle, même le sultan déchu Moulay El Hassan fut emporté par la maladie. La peste sévit durement pendant plus de 6 mois, les milliers de morts étaient sortis de la ville fortifiée vers le bas quartier de la Marine et aux lieux dit Rrhi ( Les moulins) et des jardins de Ras El Ain .

De cette époque tragique Oran, l’indolente ville méditerranéenne fondée dans les premières années de 10ème siècle (902) garde une mémoire trouble, une littérature orale en bribes de récits héroïques et de légendes, des poésies pastorales pleurant les tribus décimées et le «Cimetière des pestiférés» classé dans l’inventaire des monuments historiques que recèle la cité de Sidi El-Houari. A la fin du 18ème siècle c’est le cholera qui mit la main sur Oran ! La population dans ses croyances religieuses de l’époque érigera la Sainte vierge de Santa Cruz, en totem protecteur sur les hauteurs du Murdjadjo

La peste sous l’occupation turque

Oran, occupée par les turcs de 1708 à 1732, fut reprise par les Espagnols jusqu’au tremblement de terre de 1790 qui vit leur départ définitif. La ville qui, selon les démographes de l’époque, comptait alors près de 9000 âmes, fut réoccupée par les Turcs jusqu’à l’arrivée des Français. Le 4 janvier 1831, quand le général comte Charles-Marie Denys de Damrémont, chef de l’expédition, entra dans Oran. La population fut estimée en 1831, à 18 000 habitants. Oran portait encore les stigmates du tremblement de terre de 1790 qui l’a en grande partie détruite. 
La famine conséquente à une période de forte sécheresse frappa en 1793 ! 
Au terme de cette disette, un épisode de peste fit des ravages dans la population recomposée après le départ des Espagnols et le séisme de 1790. En 1794, des pèlerins revenus de la Mecque ramenèrent la bactérie et le fléau repartit de plus belle ! 
Il s’éteignit après avoir emporté des milliers d’âmes. Vingt ans plus tard, la peste revint fulgurante, moins durable que les précédentes. Cette épidémie de 1817 balaya tout l’ouest algérien. 

La poésie pastorale portée par le chant bédoui, garde en mélodies langoureuses le désastre de cet épisode pestilentiel implacable qui emporta des tribus entières. La peste fait partie de ces maladies gravées dans la mémoire collective parce qu’elles ont semé la terreur durant des siècles. Depuis le début de l’histoire humaine, plusieurs épidémies de peste ont causé plus de 200 millions de morts dans le monde.

La peste camusiènne des années 40

La peste bubonique survenue à Oran durant l’été 1945, après la seconde guerre mondiale, fut très légère, pratiquement sans impact retenu par la mémoire collective régionale. 

Cet épisode a néanmoins offert à Albert Camus l’opportunité de dérouler son récit dans cette ville qu’il a préféré à Alger, où il eut une sérieuse épidémie en 1944. André Malraux rapporte que Camus l’avait informé le 3 mars 1942, de son chantier d’écriture d’un roman sur la peste lui confiant que « c’est bizarre, mais dit comme cela, le sujet me parait si naturel « . La fiction qui se déroule dans les années 1940, fait totalement abstraction de la guerre mondiale. 

Elle a pour théâtre Oran, deuxième préfecture de l’Algérie française, une ville que Camus n’aime pas particulièrement comme il en ressort de son récit. Les thèmes centraux sont la mise à l’épreuve collective et la mort inattendue face à un terrifiant fléau incontrôlable. Viennent s’y greffer la crainte du handicap et de la maladie, la souffrance dans la solitude, la séparation et l’exil. Les personnages sont tous masculins. Rieux, le médecin narrateur, figure sociale principale, et son ami Tarrou, sorte de philosophe solitaire, ont à leurs cotés Rambert le journaliste parisien coincé à Oran, Paneloux le prêtre et son fatalisme religieux, Grand le fonctionnaire municipal déshumanisé, Cottard le trafiquant et Othon le juge. 

Il n’y a pas de personnages centraux féminins, tout comme il n’y a aucun Arabe dans le récit de 350 pages structuré en cinq parties inégales. Les rôles attribués aux rares femmes sont classiques, elles incarnent la patience, la douleur, voire la résignation. La population n’a pas d’identité particulière, c’est un tout évoqué collectivement. 

Elle passe de la peur, aux tentatives d’émeutes, ensuite à l’abattement, dans une sorte de consentement éphémère, qui mue avec l’épidémie entre panique et espoir. Les autorités, timorées au début à l’image du préfet, craignant d’affoler la population se ressaisissent et organisent le confinement et l’approvisionnement de la ville. Tout comme au 18e siecle, elles envisagent de dresser un monument à la mémoire des pestiférés. Le récit narre en chronique la vie quotidienne d’une population indifférenciée pendant une épidémie de peste. Le sujet totalement fictionnel serait une analogie avec le fascisme et le nazisme.

Le retour de la peste en 2003

Oran avait oublié la peste disparue durant toute la période coloniale française ! L’institut Pasteur d’Alger l’a bien noté ! La voilà qui refait sa réapparition en juin 2003 ! Entre le 4 et le 18 juin 2003, 10 cas de peste bubonique sont apparus à trente kilomètres d’Oran, dans la localité de Kehaïlia, village de 1 200 personnes, relevant de commune de Tafraoui. Le premier cas signalé, un garçon de 11 ans, décède malgré les soins d’urgence ! Les habitants sont mis sous traitement préventif. Le village est fermé, en quarantaine pour 12 jours et une campagne de désinsectisation est menée intra-muros et alentour. L’enquête n’identifiera pas l’origine exacte de l’épidémie. S’agit-il d’une bactérie enfouie sous terre (gisement tellurique) comme cela fut le cas pour le tétanos ? Quatre autres cas des communes de Mascara et d’Ain Temouchent, limitrophes d’Oran se rajoutèrent aux dix premiers. Les mesures de traitement médical furent prises. L’épidémie enrayée.

Demain la peste !

Tant que l’environnement demeurera dans l’état de saleté avancée, la peste reviendra, tout comme les autres maladies ! La prolifération de l’habitat précaire, les égouts à ciel ouvert, la gestion aléatoire des déchets ménagers, l’absence de campagne de dératisation et de désinsectisation participent directement à l’apparition de la peste. Le ramassage des ordures est devenu un problème, il ne se fait plus régulièrement. Les décharges sauvages à l’entrée des villes et villages, créent des vecteurs de nuisances tels qu’insectes, chiens et chats errants, rongeurs porteurs de maladies. L’eau est une autre préoccupation des habitants de la plupart des régions du pays. Cette calamité fait suite à une multitude de catastrophes qui a frappé le pays, à savoir, en 2002 la tuberculose avec 18328 cas, la typhoïde avec 2411 cas et la méningite avec 2579 cas, en plus des maladies à transmission hydrique avec en moyenne 8125 cas par an. Les conditions de malvie liées à la pauvreté créent des environnements propices à la diffusion de la maladie.

Concluons avec Albert Camus qui fait parler Rieux le personnage principal de son livre, en ces termes : ‘’Que le bacille de la peste ne meure ni ne disparaît jamais (…) qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves…

Et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse ». Le Covid19, après le MERS d’Arabie et le SARS de Chine, n’est elle pas une forme de peste moderne ?

PAR ALGÉRIE INFOS