Deux ouvrages appelés à devenir des références pour l’histoire de l’Algérie et du Maroc ont paru en 2012. Adoptant des perspectives distinctes, ils permettent d’éprouver la nécessité d’inscrire ces histoires dans des temporalités et des échelles qui dépassent le tête-à-tête historiographique entre la France et ses anciennes colonies
Dans ce contexte, les deux cadres dominants d’analyse de l’Algérie coloniale, à savoir le « colonial » et le « national » doivent être éprouvés selon des temporalités et des inscriptions territoriales plus larges. L’histoire du Maroc de D. Rivet, parue à la même époque, fin 2012, permet cette confrontation. Moins mise en lumière, cette publication est également appelée à devenir une porte d’entrée vers le Maroc, autre composante majeure du nord de l’Afrique, de plus en plus délaissée dans les recherches historiques menées en France.
Ces imbrications entre la narration historique et la multiplicité des points de vue analytiques sont travaillées d’une manière plus explicitement polyphonique dans l’ouvrage sur l’Algérie, au fil d’une centaine d’articles rédigés par 79 auteurs européens, nord-américains et maghrébins. Visant à dépasser « la bipolarité franco-algérienne » et à œuvrer pour un « exercice de reconnaissance réciproque » (p. 7-8), toute l’architecture de l’ouvrage est conçue selon les séparations/interactions et luttes entre composantes de l’ancienne société coloniale et colonisée en Algérie. Publié par des maisons d’édition française (La Découverte) et algérienne (Barzakh), dirigé par des historiens des deux rives, le livre est charpenté autour de quatre séquences chronologiques qui, s’il faut présenter les choses de manière binaire, impliquent autant les colons que les colonisés : à un temps de la conquête coloniale de 1830 à 1880 succède un moment d’organisation de « deux Algérie » de 1880 à 1914 puis un temps des « inventions politiques » jusqu’en 1944 avant une période de conflits menant à l’indépendance de 1962. Au fil de ces séquences, les directeurs de la publication ne se contentent pas d’une synthèse mais tentent aussi des relectures problématiques inédites, toujours solides et souvent réussies, notamment dans les chapitres composés par S. Thénault et O. Siari Tengour.
Chacun de ces quatre récits est également suivi de mises en perspective temporelles, spatiales, de l’analyse croisée des points de vue des Français d’origine européenne et des Algériens musulmans, et au final de portraits d’acteurs souvent excellemment brossés : il faut mentionner ici dans des styles différents, les courtes biographies d’Ismaÿl Urbain, M’hamed Ben Rahal, Mohammed-Salah Bendjelloul et la très étonnante et stimulante relecture par Z. Ali-Benali de la vie de Fadhma N’Soumeur, femme de zaouïa, d’un mausolée vénéré, en lutte contre les conquérants français en Kabylie dans les années 1850. Cette architecture a priori complexe est en réalité fluidifiée par des renvois d’articles, un index de 2500 noms de personnes, une longue table des matières qui rendent du coup cet ouvrage de 717 pages pratique à consulter par période et problématique particulière.
L’ouvrage sur l’Algérie restitue également de manière accessible au grand public des percées scientifiques récentes : l’étude du droit, de la citoyenneté et de l’indigénat comme révélateurs d’une situation coloniale (selon les travaux de L. Blévis et E. Saada) ; la profondeur sociale et la grammaire politique des révoltes de la seconde moitié du XIXe siècle (admirablement exposées pour la révolte de Moqrani de 1871 par M. B. Salhi et pour celle de Margueritte entre 1901-1903 par C. Phéline). Des auteurs prennent aussi en charge les effets contemporains du colonial dans les transitions étatiques, pour l’importation des stratégies de guerre révolutionnaire, ou pour la « gestion » des populations immigrées en foyer Sonacotra et dans des bidonvilles de la région parisienne.
Dans ce vaste panorama, deux questions au moins ne sont qu’esquissées. D’une part, celle de l’histoire de l’environnement récemment explorée par Diana K. Davis pour l’Algérie et abordée ici surtout sous un angle géographique par Marc Côte. Et, d’autre part, le débat fondamental sur la question de l’extermination des populations locales est évoquée ici de manière beaucoup trop succincte par Benjamin Brower alors que cette problématique ô combien cruciale a donné lieu récemment à certaines discussions et critiques de fond autour du livre d’Olivier Lecour Grandmaison, Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial .
Mais tout en posant ces acquis de l’histoire du fait colonial au Maghreb, ces ouvrages formulent aussi des voies inexplorées ou des pistes qu’il faudrait creuser à la fois pour enrichir les histoires maghrébines, mais aussi afin de multiplier les passerelles entre ce qui est débattu pour cette aire et ce qui prête à discussion de manière générale en histoire. Ces pistes ont autant à voir avec les différentes temporalités à l’œuvre dans l’Algérie et le Maghreb colonial qu’avec les différentes inscriptions territoriales des sociétés nord-africaines.
Si l’ouvrage de D. Rivet pense l’histoire marocaine surtout au fil d’une succession d’États et de dynasties de sultans, et s’il serait vain de reprocher aux directeurs de l’ouvrage sur l’Algérie de s’être maintenus dans une période coloniale qui fait sens pour eux, les deux livres posent tout de même la question de savoir comment situer la période coloniale parmi d’autres rythmes historiques ou parmi d’autres historicités, d’autres articulations des temps qui traversent ou ont traversé le Maghreb depuis le XIXe siècle. L’Histoire du Maroc permet, à ce titre, de repérer des moments de décalages entre une modernité impulsée par l’État et les rythmes propres de la société marocaine. Dans l’Histoire de l’Algérie, l’article de J. Sessions repense les arrivées de colons en Algérie selon les processus à l’œuvre dans d’autres empires coloniaux fondés par des puissances européennes. La contribution de J. Dakhlia s’avère plus stimulante encore en ce qu’elle inverse de manière convaincante une lecture commune de l’évènement « 1830 », de la prise d’Alger par les Français non pas tant « comme celui d’une confrontation soudaine à l’Europe, mais plutôt comme la fin d’une histoire certes conflictuelle, mais commune » avec l’Europe (p. 144). Mais il y aurait d’autres rythmes, d’autres sens du temps et de l’historicité à combiner à l’historicité coloniale : ceux des tribus, de la dévotion religieuse, ou encore des autorités provinciales d’Alger, Tunis et Tripoli prêtant nominalement allégeance aux sultans ottomans entre le XVIe siècle et 1911, date de la chute de Tripoli aux mains des Italiens.
Et de ce dernier point de vue provincial ottoman, pris en compte dans les deux ouvrages, il y aurait matière à approfondir la question centrale d’une modernité locale, conçue à partir de centres d’autorités plurielles au Maghreb (palais, zaouïas, casernes, souks, ports…) et qui continue à affecter les temps coloniaux puis nationaux. Les Algériens « entrent »-ils réellement dans la « modernité politique » dans l’Entre-Deux-Guerres par l’apprentissage de l’engagement dans des partis politiques, ou par la participation à des défilés à l’européenne comme cela est avancé à au moins deux reprises dans l’ouvrage collectif (p. 238 et p. 403) ? Avant cela, ce que les administrateurs français conçoivent dans les années 1830 comme « l’Algérie », à partir du terme arabe de Jazâ’ir, connaît à cette même époque, au diapason des provinces arabophones de l’Empire ottoman et de leurs marges, une nouvelle vague de réformes militaires, administratives et fiscales sous la houlette de l’émir Abdelkader et d’Ahmed Bey, gouverneur de Constantine. Deux courtes biographies de ces résistants à l’autorité française saisissent la connaissance commune à ces hommes, mais aussi à l’« indigénophile » Ismaÿl Urbain, des réformes menées à la même époque par Muhammad ‘Alî en Égypte (p. 28, 134). Mais il faudrait aussi interroger les modalités et le sens d’une transversalité de ces réformes du Caire au Maroc, des années 1820 aux années 1840 : est-ce le signe de la coagulation d’une modernité nord-africaine dans le cadre d’une modernité plus globale qui précède et impacte le « colonial » ? Dans un article novateur sur la perception du mouvement des « Jeunes Algériens » au début du XXe siècle, J. Fromage propose une grille de lectures tout en nuances qui peut aider à prendre en compte ces degrés d’adaptations maghrébines puisque son schéma d’analyse présente le courant réformiste des Jeunes Algériens non pas tant en termes de ruptures mais comme « la combinaison dans un continuum revendicatif de positions politiques à la fois proches et distinctes » (p. 240).
Selon la même logique, il est difficile de conclure à partir d’une pétition de notables constantinois conçue en 1887 que l’usage de l’écrit ou la « raison graphique » paraît « ouvrir un nouveau champ d’expériences aux Algériens à la veille du XXe siècle » (p. 238) alors que le recours à la pétition était un mode de régulation du pouvoir et de formulations de la justice tantôt mécaniques tantôt novatrices à l’époque moderne pour les sociétés du monde ottoman comme se sont attachés à le démontrer A. Temimi, M. Ursinus ou plus récemment encore N. Lafi. Enfin, si les frontières de l’ancienne province ottomane d’Algérie sont délimitées au cours du XIXe siècle comme le montre H. Blais avec grande clarté, il serait aussi nécessaire de considérer de très près les traités négociés au cours de l’époque moderne et les conceptualisations qu’elles véhiculaient, telles que les a notamment étudiées F. Ben Slimane.
Il y eut, en effet, dans l’ensemble Maghreb durant l’époque moderne, des manières d’exploiter la terre et de se l’approprier qui ne peuvent être réduites aux concepts simplifiés de milk (propriété individuelle) et de ‘arch (biens de tribus), comme le rappelle Didier Guignard page 77 de l’ouvrage sur l’Algérie. Primaient alors les notions de terres mortes et de terres vivifiées puis cultivées par des usufruitiers. Ces normes et pratiques donnaient lieu à de multiples registres de l’appropriation (tels qu’explorés par N. Michel pour le Maroc ou par A. Hénia pour la Tunisie). Et ce sont ces inscriptions territoriales, ces conceptions locales de l’appropriation, et surtout ces droits locaux mis au jour par I. Grangaud y compris en domaine urbain qu’il faut aussi reconstituer avec difficulté tant ils ont été mis à l’épreuve et « disqualifiés » par des conceptions juridiques européennes postrévolutionnaires de la propriété individuelle, par des expropriations et par la constitution de nouvelles règles pour les marchés fonciers.
Selon une autre perspective, ces territoires du Maghreb, saisis selon les gestes de la dévotion et les normes attachées à la foi musulmane, ont fait l’objet d’une grande fluidité et dans le même temps d’une forte segmentation. Fluidité parce que ces contrées placées sous autorités musulmanes, furent à la fois sous l’empire d’une norme commune et constituèrent un espace de circulation privilégié des confréries mystiques. Segmentation, dans le même temps, parce que les confréries, comme partout ailleurs dans le monde musulman, se divisaient en branches et sous-branches, essaimaient autour des mausolées et parce que les normes en islam donnaient lieu à des interprétations divergentes et laissaient place aux maintiens de coutumes (‘urf) et à la formation de « droits pragmatiques » locaux (‘amal). Or les cadres coloniaux et nationaux se sont construits le plus souvent par hostilité, à distance, ou par instrumentalisation du « confrérisme religieux » et du pluralisme juridique en terre d’Islam. Et de fait, ces cadres ne peuvent aider à saisir pleinement ces phénomènes sinon souterrains du moins à la fois transversaux et très localisés. Si l’ouvrage de Daniel Rivet peut insister sur ces dynamiques mystiques et juridiques sur un temps long, l’ouvrage collectif sur l’Algérie durant la période coloniale peine à leur trouver place au delà d’une vision classique des confréries comme outil de rébellion des colonisés ou de « pacification » par les coloniaux. La question de la vigueur et des enjeux profonds du débat religieux, saisis par les textes, sont surtout restitués par James McDougall dans sa courte présentation des foyers du réformisme musulman en Algérie (p. 387-392).
Afin de prendre au sérieux ces débats textuels autour des normes et de la foi qui rejaillissent à l’évidence sur le politique et le social, pour repérer des foyers de « modernité » qui ne soient pas des sas d’« entrée dans une modernité européenne », enfin dans le but de comprendre comment des formes de l’appropriation et des droits locaux ont pu être suspendus ou maintenus, à l’évidence, les sources de l’administration coloniale majoritairement rédigées en langue européenne (français, espagnol et italien pour l’ensemble du Maghreb) ne peuvent suffire. Les sources des makhzens, des administrations locales qu’elles fussent provinciales à Tripoli, Tunis, Alger, ou sultanales au Maroc et à Istanbul doivent aussi être mis à profit. Rédigés à partir de différents niveaux d’arabe comme le rappelle D. Rivet ou à partir de graphies arabes pour l’osmanlı, ces correspondances et registres fiscaux et financiers ne perdent pas de leur caractère performatif avec les colonisations : leur mise en archives et la mise en ordre des archives sont encore à interroger en fonction de stratégies coloniales d’appropriation ; les auteurs et sujets impliqués dans ces textes ont des descendants qui se réfèrent à ces écrits pour revendiquer des droits.
À ces sources étatiques des périodes modernes et coloniales, il faut encore ajouter les coproductions administratives bilingues (peu étudiées en tant que telles) ainsi que tous les écrits et transcriptions composés hors des circuits administratifs selon différents registres de langues, selon des langues mêlées : on pense ici aux écrits de familles ; aux coutumiers en dialectes arabes et en langue berbère dont le Ta’lîf – composition – de la fin du XIXe siècle mobilisé par D. Rivet – p. 244-249 ; on songe aussi aux formes variées que prennent alors les égo-documents jusqu’à l’apparition du roman au Maghreb … En concluant cette recension sur la question fondamentale des langues au Maghreb, il ne s’agit pas du tout d’opposer le français à l’arabe, de rejouer une lutte linguistique qui a abouti en Algérie, en 1935, à un arrêté du conseil d’État assimilant tout bonnement la langue arabe à une langue étrangère (p. 406). Il s’agit au contraire, comme y invite l’ouvrage collectif sur l’Algérie, de dépasser la « bipolarité ». Il n’y a aucune raison à diviser le travail d’historien par type de source, par langue ou par nation d’origine. À l’évidence, seules les problématiques priment et peuvent susciter hypothèses et réponses par mobilisation de sources conçues dans plus d’une des langues en usage dans les sociétés maghrébines. Qui plus est, il n’est de toute façon pas certain qu’il faille distinguer dans le cas maghrébin, une histoire extérieure d’une histoire « intérieure », une histoire coloniale d’une histoire racontée du point de vue des colonisés. De ce point de vue, il s’agirait davantage de se demander si l’histoire coloniale constitue une des deux faces de l’histoire moderne du Maghreb ou plus largement un des « bassins d’historicité » [3] parmi les plus traumatiques pour les sociétés maghrébines autant que pour certaines « sociétés » européennes.
L’oubli d’un Maghreb révolutionnaire ?
1962-2012 : la célébration du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie a donné lieu l’an passé à une actualité éditoriale intense sur l’histoire de ce pays durant la période coloniale et surtout sur la guerre d’Algérie. Parmi ces publications, l’ouvrage dirigé par A. Bouchène, J.-P. Peyroulou, O. Siari Tengour et S. Thénault est appelé à devenir une référence incontournable pour accéder à ce qui est devenu un domaine phare des travaux historiques en France depuis les années 1990 [1].Dans ce contexte, les deux cadres dominants d’analyse de l’Algérie coloniale, à savoir le « colonial » et le « national » doivent être éprouvés selon des temporalités et des inscriptions territoriales plus larges. L’histoire du Maroc de D. Rivet, parue à la même époque, fin 2012, permet cette confrontation. Moins mise en lumière, cette publication est également appelée à devenir une porte d’entrée vers le Maroc, autre composante majeure du nord de l’Afrique, de plus en plus délaissée dans les recherches historiques menées en France.
Construction du Maroc et dépassement d’une bipolarité franco-algérienne
L’Histoire de l’Algérie et l’Histoire du Maroc sont construits de manière différente. L’auteur du second livre, D. Rivet, suit une histoire sur un temps long, de la période antique aux temps postcoloniaux. Il aborde là, dans son œuvre, un troisième angle d’observation après avoir exploré dans sa thèse d’État, l’institution du protectorat au Maroc sous l’autorité du Maréchal Lyautey de 1912 à 1925 puis établi un large panorama du Maghreb à l’épreuve de la colonisation de 1830 à 1962. Ce nouvel opus est personnel en ce qu’il dit en creux le rapport de l’auteur à un pays qu’il a longtemps fréquenté et continue d’aimer. Mais il ne constitue pas un récit monocorde ou un exercice d’admiration. À partir de sources maghrébines et de descriptions d’une grande finesse qui plongent le lecteur dans des univers sociaux et sensoriels, D. Rivet se demande comment le Maroc s’est construit depuis son islamisation et au fil des renouveaux religieux et sociaux.Ces imbrications entre la narration historique et la multiplicité des points de vue analytiques sont travaillées d’une manière plus explicitement polyphonique dans l’ouvrage sur l’Algérie, au fil d’une centaine d’articles rédigés par 79 auteurs européens, nord-américains et maghrébins. Visant à dépasser « la bipolarité franco-algérienne » et à œuvrer pour un « exercice de reconnaissance réciproque » (p. 7-8), toute l’architecture de l’ouvrage est conçue selon les séparations/interactions et luttes entre composantes de l’ancienne société coloniale et colonisée en Algérie. Publié par des maisons d’édition française (La Découverte) et algérienne (Barzakh), dirigé par des historiens des deux rives, le livre est charpenté autour de quatre séquences chronologiques qui, s’il faut présenter les choses de manière binaire, impliquent autant les colons que les colonisés : à un temps de la conquête coloniale de 1830 à 1880 succède un moment d’organisation de « deux Algérie » de 1880 à 1914 puis un temps des « inventions politiques » jusqu’en 1944 avant une période de conflits menant à l’indépendance de 1962. Au fil de ces séquences, les directeurs de la publication ne se contentent pas d’une synthèse mais tentent aussi des relectures problématiques inédites, toujours solides et souvent réussies, notamment dans les chapitres composés par S. Thénault et O. Siari Tengour.
Chacun de ces quatre récits est également suivi de mises en perspective temporelles, spatiales, de l’analyse croisée des points de vue des Français d’origine européenne et des Algériens musulmans, et au final de portraits d’acteurs souvent excellemment brossés : il faut mentionner ici dans des styles différents, les courtes biographies d’Ismaÿl Urbain, M’hamed Ben Rahal, Mohammed-Salah Bendjelloul et la très étonnante et stimulante relecture par Z. Ali-Benali de la vie de Fadhma N’Soumeur, femme de zaouïa, d’un mausolée vénéré, en lutte contre les conquérants français en Kabylie dans les années 1850. Cette architecture a priori complexe est en réalité fluidifiée par des renvois d’articles, un index de 2500 noms de personnes, une longue table des matières qui rendent du coup cet ouvrage de 717 pages pratique à consulter par période et problématique particulière.
Les acquis de l’histoire coloniale et la piste des autres temporalités
Chacun à leur manière, les deux livres, conçus par les historiens du fait colonial, démontrent tout l’apport heuristique et les acquis majeurs des études critiques de cette période, menées depuis les indépendances des années 1950 et 1960 pour le Maghreb. Leurs auteurs rappellent ainsi la violence des conquêtes coloniales depuis les années 1830, les effets sociaux des processus d’appropriations foncières et, dans le même temps, la fragilité des premiers systèmes d’administration mis en place dans la colonie algérienne et le protectorat marocain.L’ouvrage sur l’Algérie restitue également de manière accessible au grand public des percées scientifiques récentes : l’étude du droit, de la citoyenneté et de l’indigénat comme révélateurs d’une situation coloniale (selon les travaux de L. Blévis et E. Saada) ; la profondeur sociale et la grammaire politique des révoltes de la seconde moitié du XIXe siècle (admirablement exposées pour la révolte de Moqrani de 1871 par M. B. Salhi et pour celle de Margueritte entre 1901-1903 par C. Phéline). Des auteurs prennent aussi en charge les effets contemporains du colonial dans les transitions étatiques, pour l’importation des stratégies de guerre révolutionnaire, ou pour la « gestion » des populations immigrées en foyer Sonacotra et dans des bidonvilles de la région parisienne.
Dans ce vaste panorama, deux questions au moins ne sont qu’esquissées. D’une part, celle de l’histoire de l’environnement récemment explorée par Diana K. Davis pour l’Algérie et abordée ici surtout sous un angle géographique par Marc Côte. Et, d’autre part, le débat fondamental sur la question de l’extermination des populations locales est évoquée ici de manière beaucoup trop succincte par Benjamin Brower alors que cette problématique ô combien cruciale a donné lieu récemment à certaines discussions et critiques de fond autour du livre d’Olivier Lecour Grandmaison, Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial .
Mais tout en posant ces acquis de l’histoire du fait colonial au Maghreb, ces ouvrages formulent aussi des voies inexplorées ou des pistes qu’il faudrait creuser à la fois pour enrichir les histoires maghrébines, mais aussi afin de multiplier les passerelles entre ce qui est débattu pour cette aire et ce qui prête à discussion de manière générale en histoire. Ces pistes ont autant à voir avec les différentes temporalités à l’œuvre dans l’Algérie et le Maghreb colonial qu’avec les différentes inscriptions territoriales des sociétés nord-africaines.
Si l’ouvrage de D. Rivet pense l’histoire marocaine surtout au fil d’une succession d’États et de dynasties de sultans, et s’il serait vain de reprocher aux directeurs de l’ouvrage sur l’Algérie de s’être maintenus dans une période coloniale qui fait sens pour eux, les deux livres posent tout de même la question de savoir comment situer la période coloniale parmi d’autres rythmes historiques ou parmi d’autres historicités, d’autres articulations des temps qui traversent ou ont traversé le Maghreb depuis le XIXe siècle. L’Histoire du Maroc permet, à ce titre, de repérer des moments de décalages entre une modernité impulsée par l’État et les rythmes propres de la société marocaine. Dans l’Histoire de l’Algérie, l’article de J. Sessions repense les arrivées de colons en Algérie selon les processus à l’œuvre dans d’autres empires coloniaux fondés par des puissances européennes. La contribution de J. Dakhlia s’avère plus stimulante encore en ce qu’elle inverse de manière convaincante une lecture commune de l’évènement « 1830 », de la prise d’Alger par les Français non pas tant « comme celui d’une confrontation soudaine à l’Europe, mais plutôt comme la fin d’une histoire certes conflictuelle, mais commune » avec l’Europe (p. 144). Mais il y aurait d’autres rythmes, d’autres sens du temps et de l’historicité à combiner à l’historicité coloniale : ceux des tribus, de la dévotion religieuse, ou encore des autorités provinciales d’Alger, Tunis et Tripoli prêtant nominalement allégeance aux sultans ottomans entre le XVIe siècle et 1911, date de la chute de Tripoli aux mains des Italiens.
Et de ce dernier point de vue provincial ottoman, pris en compte dans les deux ouvrages, il y aurait matière à approfondir la question centrale d’une modernité locale, conçue à partir de centres d’autorités plurielles au Maghreb (palais, zaouïas, casernes, souks, ports…) et qui continue à affecter les temps coloniaux puis nationaux. Les Algériens « entrent »-ils réellement dans la « modernité politique » dans l’Entre-Deux-Guerres par l’apprentissage de l’engagement dans des partis politiques, ou par la participation à des défilés à l’européenne comme cela est avancé à au moins deux reprises dans l’ouvrage collectif (p. 238 et p. 403) ? Avant cela, ce que les administrateurs français conçoivent dans les années 1830 comme « l’Algérie », à partir du terme arabe de Jazâ’ir, connaît à cette même époque, au diapason des provinces arabophones de l’Empire ottoman et de leurs marges, une nouvelle vague de réformes militaires, administratives et fiscales sous la houlette de l’émir Abdelkader et d’Ahmed Bey, gouverneur de Constantine. Deux courtes biographies de ces résistants à l’autorité française saisissent la connaissance commune à ces hommes, mais aussi à l’« indigénophile » Ismaÿl Urbain, des réformes menées à la même époque par Muhammad ‘Alî en Égypte (p. 28, 134). Mais il faudrait aussi interroger les modalités et le sens d’une transversalité de ces réformes du Caire au Maroc, des années 1820 aux années 1840 : est-ce le signe de la coagulation d’une modernité nord-africaine dans le cadre d’une modernité plus globale qui précède et impacte le « colonial » ? Dans un article novateur sur la perception du mouvement des « Jeunes Algériens » au début du XXe siècle, J. Fromage propose une grille de lectures tout en nuances qui peut aider à prendre en compte ces degrés d’adaptations maghrébines puisque son schéma d’analyse présente le courant réformiste des Jeunes Algériens non pas tant en termes de ruptures mais comme « la combinaison dans un continuum revendicatif de positions politiques à la fois proches et distinctes » (p. 240).
Selon la même logique, il est difficile de conclure à partir d’une pétition de notables constantinois conçue en 1887 que l’usage de l’écrit ou la « raison graphique » paraît « ouvrir un nouveau champ d’expériences aux Algériens à la veille du XXe siècle » (p. 238) alors que le recours à la pétition était un mode de régulation du pouvoir et de formulations de la justice tantôt mécaniques tantôt novatrices à l’époque moderne pour les sociétés du monde ottoman comme se sont attachés à le démontrer A. Temimi, M. Ursinus ou plus récemment encore N. Lafi. Enfin, si les frontières de l’ancienne province ottomane d’Algérie sont délimitées au cours du XIXe siècle comme le montre H. Blais avec grande clarté, il serait aussi nécessaire de considérer de très près les traités négociés au cours de l’époque moderne et les conceptualisations qu’elles véhiculaient, telles que les a notamment étudiées F. Ben Slimane.
Territoires et langues du Maghreb
Cette question des rythmes historiques est elle-même fortement corrélée au choix de l’échelle d’observation de deux de ces quatre parties du Maghreb. La question de la création d’un territoire marocain, des limites de ce Maroc dans un ensemble maghrébin est au cœur des quatre chapitres que D. Rivet consacre aux périodes médiévales et moderne du Maghreb occidental. La focale régionale se retrouve également au terme de chacune des quatre sections de l’ouvrage sur l’Algérie coloniale mettant l’accent tant sur les évolutions parallèles de l’ensemble du Maghreb ou du monde arabe. Mais la question de la création du Maroc tout comme la nécessité de percevoir au final l’Algérie dans un contexte régional, si elles peuvent avoir des utilités pédagogiques et heuristiques montrent aussi les limites du national voire du prénational comme cadre privilégié de l’analyse en histoire du Maghreb. Par contrecoup, elles peuvent révéler tout l’intérêt qu’il y a à prendre en compte la pluralité des rythmes historiques et la variété des inscriptions territoriales.Il y eut, en effet, dans l’ensemble Maghreb durant l’époque moderne, des manières d’exploiter la terre et de se l’approprier qui ne peuvent être réduites aux concepts simplifiés de milk (propriété individuelle) et de ‘arch (biens de tribus), comme le rappelle Didier Guignard page 77 de l’ouvrage sur l’Algérie. Primaient alors les notions de terres mortes et de terres vivifiées puis cultivées par des usufruitiers. Ces normes et pratiques donnaient lieu à de multiples registres de l’appropriation (tels qu’explorés par N. Michel pour le Maroc ou par A. Hénia pour la Tunisie). Et ce sont ces inscriptions territoriales, ces conceptions locales de l’appropriation, et surtout ces droits locaux mis au jour par I. Grangaud y compris en domaine urbain qu’il faut aussi reconstituer avec difficulté tant ils ont été mis à l’épreuve et « disqualifiés » par des conceptions juridiques européennes postrévolutionnaires de la propriété individuelle, par des expropriations et par la constitution de nouvelles règles pour les marchés fonciers.
Selon une autre perspective, ces territoires du Maghreb, saisis selon les gestes de la dévotion et les normes attachées à la foi musulmane, ont fait l’objet d’une grande fluidité et dans le même temps d’une forte segmentation. Fluidité parce que ces contrées placées sous autorités musulmanes, furent à la fois sous l’empire d’une norme commune et constituèrent un espace de circulation privilégié des confréries mystiques. Segmentation, dans le même temps, parce que les confréries, comme partout ailleurs dans le monde musulman, se divisaient en branches et sous-branches, essaimaient autour des mausolées et parce que les normes en islam donnaient lieu à des interprétations divergentes et laissaient place aux maintiens de coutumes (‘urf) et à la formation de « droits pragmatiques » locaux (‘amal). Or les cadres coloniaux et nationaux se sont construits le plus souvent par hostilité, à distance, ou par instrumentalisation du « confrérisme religieux » et du pluralisme juridique en terre d’Islam. Et de fait, ces cadres ne peuvent aider à saisir pleinement ces phénomènes sinon souterrains du moins à la fois transversaux et très localisés. Si l’ouvrage de Daniel Rivet peut insister sur ces dynamiques mystiques et juridiques sur un temps long, l’ouvrage collectif sur l’Algérie durant la période coloniale peine à leur trouver place au delà d’une vision classique des confréries comme outil de rébellion des colonisés ou de « pacification » par les coloniaux. La question de la vigueur et des enjeux profonds du débat religieux, saisis par les textes, sont surtout restitués par James McDougall dans sa courte présentation des foyers du réformisme musulman en Algérie (p. 387-392).
Afin de prendre au sérieux ces débats textuels autour des normes et de la foi qui rejaillissent à l’évidence sur le politique et le social, pour repérer des foyers de « modernité » qui ne soient pas des sas d’« entrée dans une modernité européenne », enfin dans le but de comprendre comment des formes de l’appropriation et des droits locaux ont pu être suspendus ou maintenus, à l’évidence, les sources de l’administration coloniale majoritairement rédigées en langue européenne (français, espagnol et italien pour l’ensemble du Maghreb) ne peuvent suffire. Les sources des makhzens, des administrations locales qu’elles fussent provinciales à Tripoli, Tunis, Alger, ou sultanales au Maroc et à Istanbul doivent aussi être mis à profit. Rédigés à partir de différents niveaux d’arabe comme le rappelle D. Rivet ou à partir de graphies arabes pour l’osmanlı, ces correspondances et registres fiscaux et financiers ne perdent pas de leur caractère performatif avec les colonisations : leur mise en archives et la mise en ordre des archives sont encore à interroger en fonction de stratégies coloniales d’appropriation ; les auteurs et sujets impliqués dans ces textes ont des descendants qui se réfèrent à ces écrits pour revendiquer des droits.
À ces sources étatiques des périodes modernes et coloniales, il faut encore ajouter les coproductions administratives bilingues (peu étudiées en tant que telles) ainsi que tous les écrits et transcriptions composés hors des circuits administratifs selon différents registres de langues, selon des langues mêlées : on pense ici aux écrits de familles ; aux coutumiers en dialectes arabes et en langue berbère dont le Ta’lîf – composition – de la fin du XIXe siècle mobilisé par D. Rivet – p. 244-249 ; on songe aussi aux formes variées que prennent alors les égo-documents jusqu’à l’apparition du roman au Maghreb … En concluant cette recension sur la question fondamentale des langues au Maghreb, il ne s’agit pas du tout d’opposer le français à l’arabe, de rejouer une lutte linguistique qui a abouti en Algérie, en 1935, à un arrêté du conseil d’État assimilant tout bonnement la langue arabe à une langue étrangère (p. 406). Il s’agit au contraire, comme y invite l’ouvrage collectif sur l’Algérie, de dépasser la « bipolarité ». Il n’y a aucune raison à diviser le travail d’historien par type de source, par langue ou par nation d’origine. À l’évidence, seules les problématiques priment et peuvent susciter hypothèses et réponses par mobilisation de sources conçues dans plus d’une des langues en usage dans les sociétés maghrébines. Qui plus est, il n’est de toute façon pas certain qu’il faille distinguer dans le cas maghrébin, une histoire extérieure d’une histoire « intérieure », une histoire coloniale d’une histoire racontée du point de vue des colonisés. De ce point de vue, il s’agirait davantage de se demander si l’histoire coloniale constitue une des deux faces de l’histoire moderne du Maghreb ou plus largement un des « bassins d’historicité » [3] parmi les plus traumatiques pour les sociétés maghrébines autant que pour certaines « sociétés » européennes.
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