En s’intéressant la question environnementale, Diana K. Davis aborde un sujet encore peu traité de l’histoire coloniale du Maghreb. Centré sur la construction, l’usage et la performativité d’un discours environnemental décliniste, son ouvrage montre la fabrication d’un nouvel outil de contrôle et de domination.
Le terme de « désertification » apparaît en 1927 sous la plume du forestier Louis Lavauden. C’est pourtant dès 1830 que les nomades d’Algérie en sont accusés, à travers le récit d’un déclin environnemental précocement construit par différents acteurs de la colonisation. Ce récit, qu’étudie Diana K. Davis, sert de toile de fond à l’imposition d’une nouvelle législation sur les terres, porteuse de dépossessions foncières et de nouvelles pratiques agraires.
Dès le début de la conquête, en une vingtaine d’années, émerge un récit environnemental accusant les indigènes, surtout les nomades, d’avoir déboisé et dégradé les fertiles « greniers à blé » de l’Afrique du nord. Par ce discours, se trouve justifié le devoir de la France de rendre à l’Algérie la prospérité qu’elle aurait connue à l’époque romaine. Cette assurance s’appuie sur les textes classiques et les résultats de fouilles archéologiques, tandis que la lecture sélective d’auteurs comme Ibn Khaldoun présente les invasions arabes « hilaliennes » du XIe siècle comme responsables de la ruine d’un pays autrefois très riche. La déforestation et la désertification, attribuées au nomadisme pastoral, sont au cœur d’un récit « décliniste », utilisé pour rationaliser la colonisation française : le besoin de reboiser les espaces censés avoir été déboisés par les indigènes devient un argument fréquemment utilisé pour justifier l’appropriation des terres.
En même temps que diverses lois restreignent et criminalisent la plupart des usages traditionnels de l’environnement, les pratiques agro-pastorales traditionnelles connaissent un processus de délégitimation. Ainsi en est-il notamment des incendies semi-contrôlés ou du pâturage en forêt, qui entrent en conflit avec les usages en train de se mettre en place en métropole. Le code forestier français de 1827 est appliqué à la lettre en Algérie. La protection des forêts doit d’abord répondre aux besoins en bois de l’armée. C’est pourquoi, en même temps que le service forestier, institué en 1838, commence à travailler à des plantations et des pépinières d’arbres, interdiction est faite de mettre le feu aux bois, taillis, haies vives, etc. Des amendes sont prévues pour tout incendie destiné à fertiliser la terre, les sanctions sont aggravées en 1846. La culture et le pâturage sont ainsi rendus plus difficiles pour une majorité de la population rurale, d’autant que plusieurs mesures contraignent les paysans à céder leurs terres. Selon Diana K. Davis, le récit décliniste triomphe sous la Troisième République, alors que la colonisation reprend de plus belle, notamment grâce à la loi Warnier (1873) qui permet de nouvelles confiscations de pâturages et de jachères par le démembrement de la propriété collective traditionnelle, transformée en propriété privée individuelle.
Alors qu’un « sentiment foresto-centré » s’empare de la communauté scientifique internationale dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la lutte contre le déboisement s’intensifie en Algérie, s’appuyant sur des théories scientifiques qui font consensus. En Afrique du nord, le botaniste Charles-Louis Trabut diffuse la phytogéographie : chaque zone botanique est définie par une « espèce dominante », souvent un arbre. Il note que dans plusieurs endroits, la forêt a été détruite et qu’il faut la « reconstituer à l’aide de ses vestiges dispersés dans le maquis ». La théorie de la dessiccation devient également des plus influentes, particulièrement dans le monde colonial : le déboisement ayant causé l’assèchement progressif de l’atmosphère et un changement du climat, la plantation d’arbres permettrait d’augmenter les précipitations. Le colon François Trottier est l’un des premiers à promouvoir le reboisement comme un moyen d’étendre la colonisation dans les zones arides, notamment par la plantation de centaines de milliers d’eucalyptus.
Depuis 1851, une législation draconienne vise en outre à protéger les forêts. La loi de 1874 sur les incendies officialise la responsabilité collective et la confiscation collective comme sanction au déclenchement des feux de forêt. Celle de 1885 défend le débroussaillage, la pâture, et permet l’expropriation des terres pour le reboisement au nom de l’intérêt public. La loi de 1903 permet enfin l’établissement de périmètres de reboisements au nom de l’utilité publique. Dix-neuf périmètres sont ainsi répertoriés dans les années 1930, mais dont une faible part des terres est effectivement reboisée. Les pertes de terres, considérables, sont catastrophiques pour une économie traditionnelle très dépendante du pastoralisme. Les nomades, dont la part est évaluée à 60-65% de la population au moment de la conquête, en représentent moins de 20% en 1911. Sédentarisation, métayage et migration bouleversent les structures traditionnelles au nom de la protection de la nature alors même que les années 1890-1940 sont marquées par une grande diminution des surfaces forestières.
Le récit environnemental décliniste s’exporte en Tunisie puis au Maroc et, avec lui, l’arsenal législatif forgé en Algérie. Le but est le même : fixer au sol les tribus nomades et transformer la propriété collective en propriété individuelle. En Tunisie, les millions d’oliviers et d’arbres fruitiers plantés entre 1881 et 1956 contribuent à une transformation complète du paysage. Au Maroc aussi, il s’agit de « ressusciter » la forêt, une tâche à laquelle œuvre le directeur de la foresterie, Paul Boudy, à partir de 1913. Les estimations exagérées des régions forestières naturelles et des taux de déforestation de Louis Emberger, directeur de la botanique à l’Institut des hautes études marocaines de Rabat dans les années 1930 et concepteur de la carte phytogéographique du Maroc (1938), influencent fortement Paul Boudy. Selon lui, le Maghreb aurait perdu au moins 10 millions d’hectares de forêt au cours des siècles précédents et aurait été déboisé à plus de 50%. Ce récit affecte les pratiques. Le code forestier marocain, modifié en 1921, inclut de nouvelles dispositions sur le droit et l’usage des pâtures en zone boisée, limite les têtes autorisées à paître gratuitement dans la forêt et prévoit le renouvellement annuel du droit de pâture. En 1934, une nouvelle règlementation réduit encore les territoires et droits d’usage, tandis que de nouvelles techniques d’élevage intensif commencent à être envisagées. Les modes traditionnels d’élevage, à la fois nomade et transhumant, s’en trouvent brutalement atteints, marginalisés et circonscrits par l’État colonial à des zones de parcours.
C’est dans l’entre-deux-guerres qu’une histoire scientifique dépasse le récit construit à partir de sources littéraires et rationalise la vision coloniale française de l’environnement nord-africain comme déboisé, surpâturé et désertifié. Des services de défense et restauration des sols sont créés en Algérie (1941), en Tunisie (1946) et au Maroc (1951), avec pour mission de lutter contre l’érosion des sols, en partie liée aux techniques agricoles modernes comme le dry farming utilisé sur les hauts plateaux algériens [1]. Ce récit environnemental décliniste ne s’arrête pas avec les décolonisations et influence encore les politiques des États indépendants, le Maroc et l’Algérie justifiant ainsi des projets qui privent les pasteurs de leurs droits au nom de l’arrêt de la désertification.
Diana K. Davis propose ainsi une lecture des formes prises par la colonisation et des bouleversements sociaux au moyen d’une science écologique et forestière dont les conclusions ont, depuis, été infirmées par les recherches paléoécologiques : les pollens fossiles racontent en effet une autre histoire que celle de la « végétation veuve » des botanistes coloniaux. Si les fondements scientifiques sur lesquels s’appuie en partie la politique foncière coloniale sont fragilisés, cela n’enlève en rien l’effectivité du discours qu’ils ont construit. Plus que la « vérité » scientifique, c’est la performativité discursive qui est au cœur de cet ouvrage. Or, si la construction du discours est longuement étudiée, la manière dont il s’impose est souvent très allusive. L’auteur mentionne plusieurs voix qui, à partir des années 1840, forment un contre-récit au déclinisme. Elles soulignent qu’un sol approprié au pâturage exige une utilisation collective et font remarquer que la déforestation par surpâturage est liée à la surpopulation sur certaines terres due à la concentration d’Algériens spoliés de leurs terres. Par quels canaux et par quels réseaux les artisans du récit décliniste imposent-ils donc leurs vues ? Comment articuler la production de brochures par divers particuliers et la prise de décision qui se traduit par des lois et des règlements ? Comment les motifs des lois, par exemple, reprennent-ils ce récit ou comment la Ligue du reboisement de l’Algérie exerce-t-elle son lobbying ? Ce sont autant d’éléments qui auraient pu étayer la thèse de l’auteur.
Si les divisions et les rapports de forces entre colonisateurs auraient mérité davantage d’attention, les réactions des principaux intéressés manquent également : les incendies de forêts en sont une, des « protestations » sont ailleurs évoquées, mais a-t-il existé d’autres réponses politiques, dans le cadre par exemple des délégations financières algériennes ? Le lecteur pourra ainsi regretter que cette étude sur la construction des mythes environnementaux au Maghreb s’appuie sur une analyse du discours échappant trop souvent au cadre social qui le produit. Utiliser davantage l’histoire sociale coloniale et métropolitaine aurait pu permettre de s’interroger sur les manières dont on souhaite transformer les comportements populaires : comment affirmer par exemple que « la plupart des Français ne pouvaient pas concevoir la forêt comme un lieu de vie et d’usage » (p. 54), alors qu’une partie non négligeable de l’armée d’Afrique jusque dans les années 1860 est composée de ruraux qui, à la même époque, en métropole, protestent aussi contre les rigueurs du code forestier ?
On pourra regretter, outre quelques passages manquant de clarté et des répétitions, la rapidité avec laquelle la chronologie est parfois balayée. En sept lignes, on passe ainsi des années 1940 aux années 1980 et à la politique contre la déforestation qui perdure dans le Maroc du XXIe siècle. Il n’est presque plus question de l’Algérie à partir de l’entre-deux-guerres, l’intérêt de l’auteur s’étant déplacé vers le reste du Maghreb. Est-ce parce que le récit n’est plus opératoire ? De même, la transition post-coloniale est rapidement évacuée alors même que les politiques mises au point à la période coloniale semblent perdurer.
Ces remarques n’enlèvent rien à l’intérêt de la thèse défendue par Diana K. Davis et à celui des aperçus qu’elle offre sur l’histoire rurale de l’Algérie et sur l’histoire économique de la Régence qui, replacée dans la perspective méditerranéenne de la première moitié du XIXe siècle, contribue à désenclaver l’histoire algérienne souvent vue au prisme de son seul lien avec la métropole coloniale. Ce livre contribue surtout à la construction d’une histoire environnementale coloniale de l’empire français dont la visibilité scientifique n’atteint pas encore celle de l’empire britannique. La dimension écologique de ce dernier a été mise en avant par plusieurs recherches anglo-américaines d’envergure comme celles d’Alfred Crosby, Richard Grove, Richard Drayton ou John McKenzie. Au sein de ces approches, les questions forestières sont particulièrement centrales [2]. Elles font aussi l’objet de travaux portant sur les colonies françaises, comme en témoignait, il y a vingt ans déjà, le dossier « Colonisations et environnement » dirigé par Jacques Pouchepadass, publié par la Revue française d’histoire d’outre-mer [3], mais aussi les travaux de Frédéric Thomas sur les forêts indochinoises [4]. En Afrique ou en Asie, la rationalité sociale du nouveau rapport à la nature tropicale qu’instaure la colonisation est celle que résume, dans sa brutalité, la notion de « mise en valeur », comme le rappelle Daniel Hemery [5]. Si la colonisation se traduit souvent par un écocide, la protection forestière et plus largement celle de la nature est aussi plus ou moins rapidement envisagée dans un conservationnisme colonial qui concerne autant l’empire français que britannique, voire hollandais [6].
Les circulations des idées et des personnels, la formation d’un milieu d’experts internationaux spécialistes des questions de développement participent à la connaissance de ces savoirs écologiques, un pan non négligeable de l’histoire environnementale. En suivant le parcours de quelques experts botanistes et forestiers au Maghreb et la manière dont leur expérience algérienne se traduit sur les terrains tunisien et surtout marocain, Diana K. Davis souligne l’intérêt de cette démarche, qu’elle appelle à poursuivre pour l’empire français. C’est l’une des pistes ouvertes par ce livre qui, brossant le volet maghrébin d’un tableau plus vaste, invite également à l’exploration de certains de ses éléments à d’autres échelles
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Le terme de « désertification » apparaît en 1927 sous la plume du forestier Louis Lavauden. C’est pourtant dès 1830 que les nomades d’Algérie en sont accusés, à travers le récit d’un déclin environnemental précocement construit par différents acteurs de la colonisation. Ce récit, qu’étudie Diana K. Davis, sert de toile de fond à l’imposition d’une nouvelle législation sur les terres, porteuse de dépossessions foncières et de nouvelles pratiques agraires.
Dès le début de la conquête, en une vingtaine d’années, émerge un récit environnemental accusant les indigènes, surtout les nomades, d’avoir déboisé et dégradé les fertiles « greniers à blé » de l’Afrique du nord. Par ce discours, se trouve justifié le devoir de la France de rendre à l’Algérie la prospérité qu’elle aurait connue à l’époque romaine. Cette assurance s’appuie sur les textes classiques et les résultats de fouilles archéologiques, tandis que la lecture sélective d’auteurs comme Ibn Khaldoun présente les invasions arabes « hilaliennes » du XIe siècle comme responsables de la ruine d’un pays autrefois très riche. La déforestation et la désertification, attribuées au nomadisme pastoral, sont au cœur d’un récit « décliniste », utilisé pour rationaliser la colonisation française : le besoin de reboiser les espaces censés avoir été déboisés par les indigènes devient un argument fréquemment utilisé pour justifier l’appropriation des terres.
En même temps que diverses lois restreignent et criminalisent la plupart des usages traditionnels de l’environnement, les pratiques agro-pastorales traditionnelles connaissent un processus de délégitimation. Ainsi en est-il notamment des incendies semi-contrôlés ou du pâturage en forêt, qui entrent en conflit avec les usages en train de se mettre en place en métropole. Le code forestier français de 1827 est appliqué à la lettre en Algérie. La protection des forêts doit d’abord répondre aux besoins en bois de l’armée. C’est pourquoi, en même temps que le service forestier, institué en 1838, commence à travailler à des plantations et des pépinières d’arbres, interdiction est faite de mettre le feu aux bois, taillis, haies vives, etc. Des amendes sont prévues pour tout incendie destiné à fertiliser la terre, les sanctions sont aggravées en 1846. La culture et le pâturage sont ainsi rendus plus difficiles pour une majorité de la population rurale, d’autant que plusieurs mesures contraignent les paysans à céder leurs terres. Selon Diana K. Davis, le récit décliniste triomphe sous la Troisième République, alors que la colonisation reprend de plus belle, notamment grâce à la loi Warnier (1873) qui permet de nouvelles confiscations de pâturages et de jachères par le démembrement de la propriété collective traditionnelle, transformée en propriété privée individuelle.
Alors qu’un « sentiment foresto-centré » s’empare de la communauté scientifique internationale dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la lutte contre le déboisement s’intensifie en Algérie, s’appuyant sur des théories scientifiques qui font consensus. En Afrique du nord, le botaniste Charles-Louis Trabut diffuse la phytogéographie : chaque zone botanique est définie par une « espèce dominante », souvent un arbre. Il note que dans plusieurs endroits, la forêt a été détruite et qu’il faut la « reconstituer à l’aide de ses vestiges dispersés dans le maquis ». La théorie de la dessiccation devient également des plus influentes, particulièrement dans le monde colonial : le déboisement ayant causé l’assèchement progressif de l’atmosphère et un changement du climat, la plantation d’arbres permettrait d’augmenter les précipitations. Le colon François Trottier est l’un des premiers à promouvoir le reboisement comme un moyen d’étendre la colonisation dans les zones arides, notamment par la plantation de centaines de milliers d’eucalyptus.
Depuis 1851, une législation draconienne vise en outre à protéger les forêts. La loi de 1874 sur les incendies officialise la responsabilité collective et la confiscation collective comme sanction au déclenchement des feux de forêt. Celle de 1885 défend le débroussaillage, la pâture, et permet l’expropriation des terres pour le reboisement au nom de l’intérêt public. La loi de 1903 permet enfin l’établissement de périmètres de reboisements au nom de l’utilité publique. Dix-neuf périmètres sont ainsi répertoriés dans les années 1930, mais dont une faible part des terres est effectivement reboisée. Les pertes de terres, considérables, sont catastrophiques pour une économie traditionnelle très dépendante du pastoralisme. Les nomades, dont la part est évaluée à 60-65% de la population au moment de la conquête, en représentent moins de 20% en 1911. Sédentarisation, métayage et migration bouleversent les structures traditionnelles au nom de la protection de la nature alors même que les années 1890-1940 sont marquées par une grande diminution des surfaces forestières.
Le récit environnemental décliniste s’exporte en Tunisie puis au Maroc et, avec lui, l’arsenal législatif forgé en Algérie. Le but est le même : fixer au sol les tribus nomades et transformer la propriété collective en propriété individuelle. En Tunisie, les millions d’oliviers et d’arbres fruitiers plantés entre 1881 et 1956 contribuent à une transformation complète du paysage. Au Maroc aussi, il s’agit de « ressusciter » la forêt, une tâche à laquelle œuvre le directeur de la foresterie, Paul Boudy, à partir de 1913. Les estimations exagérées des régions forestières naturelles et des taux de déforestation de Louis Emberger, directeur de la botanique à l’Institut des hautes études marocaines de Rabat dans les années 1930 et concepteur de la carte phytogéographique du Maroc (1938), influencent fortement Paul Boudy. Selon lui, le Maghreb aurait perdu au moins 10 millions d’hectares de forêt au cours des siècles précédents et aurait été déboisé à plus de 50%. Ce récit affecte les pratiques. Le code forestier marocain, modifié en 1921, inclut de nouvelles dispositions sur le droit et l’usage des pâtures en zone boisée, limite les têtes autorisées à paître gratuitement dans la forêt et prévoit le renouvellement annuel du droit de pâture. En 1934, une nouvelle règlementation réduit encore les territoires et droits d’usage, tandis que de nouvelles techniques d’élevage intensif commencent à être envisagées. Les modes traditionnels d’élevage, à la fois nomade et transhumant, s’en trouvent brutalement atteints, marginalisés et circonscrits par l’État colonial à des zones de parcours.
C’est dans l’entre-deux-guerres qu’une histoire scientifique dépasse le récit construit à partir de sources littéraires et rationalise la vision coloniale française de l’environnement nord-africain comme déboisé, surpâturé et désertifié. Des services de défense et restauration des sols sont créés en Algérie (1941), en Tunisie (1946) et au Maroc (1951), avec pour mission de lutter contre l’érosion des sols, en partie liée aux techniques agricoles modernes comme le dry farming utilisé sur les hauts plateaux algériens [1]. Ce récit environnemental décliniste ne s’arrête pas avec les décolonisations et influence encore les politiques des États indépendants, le Maroc et l’Algérie justifiant ainsi des projets qui privent les pasteurs de leurs droits au nom de l’arrêt de la désertification.
Diana K. Davis propose ainsi une lecture des formes prises par la colonisation et des bouleversements sociaux au moyen d’une science écologique et forestière dont les conclusions ont, depuis, été infirmées par les recherches paléoécologiques : les pollens fossiles racontent en effet une autre histoire que celle de la « végétation veuve » des botanistes coloniaux. Si les fondements scientifiques sur lesquels s’appuie en partie la politique foncière coloniale sont fragilisés, cela n’enlève en rien l’effectivité du discours qu’ils ont construit. Plus que la « vérité » scientifique, c’est la performativité discursive qui est au cœur de cet ouvrage. Or, si la construction du discours est longuement étudiée, la manière dont il s’impose est souvent très allusive. L’auteur mentionne plusieurs voix qui, à partir des années 1840, forment un contre-récit au déclinisme. Elles soulignent qu’un sol approprié au pâturage exige une utilisation collective et font remarquer que la déforestation par surpâturage est liée à la surpopulation sur certaines terres due à la concentration d’Algériens spoliés de leurs terres. Par quels canaux et par quels réseaux les artisans du récit décliniste imposent-ils donc leurs vues ? Comment articuler la production de brochures par divers particuliers et la prise de décision qui se traduit par des lois et des règlements ? Comment les motifs des lois, par exemple, reprennent-ils ce récit ou comment la Ligue du reboisement de l’Algérie exerce-t-elle son lobbying ? Ce sont autant d’éléments qui auraient pu étayer la thèse de l’auteur.
Si les divisions et les rapports de forces entre colonisateurs auraient mérité davantage d’attention, les réactions des principaux intéressés manquent également : les incendies de forêts en sont une, des « protestations » sont ailleurs évoquées, mais a-t-il existé d’autres réponses politiques, dans le cadre par exemple des délégations financières algériennes ? Le lecteur pourra ainsi regretter que cette étude sur la construction des mythes environnementaux au Maghreb s’appuie sur une analyse du discours échappant trop souvent au cadre social qui le produit. Utiliser davantage l’histoire sociale coloniale et métropolitaine aurait pu permettre de s’interroger sur les manières dont on souhaite transformer les comportements populaires : comment affirmer par exemple que « la plupart des Français ne pouvaient pas concevoir la forêt comme un lieu de vie et d’usage » (p. 54), alors qu’une partie non négligeable de l’armée d’Afrique jusque dans les années 1860 est composée de ruraux qui, à la même époque, en métropole, protestent aussi contre les rigueurs du code forestier ?
On pourra regretter, outre quelques passages manquant de clarté et des répétitions, la rapidité avec laquelle la chronologie est parfois balayée. En sept lignes, on passe ainsi des années 1940 aux années 1980 et à la politique contre la déforestation qui perdure dans le Maroc du XXIe siècle. Il n’est presque plus question de l’Algérie à partir de l’entre-deux-guerres, l’intérêt de l’auteur s’étant déplacé vers le reste du Maghreb. Est-ce parce que le récit n’est plus opératoire ? De même, la transition post-coloniale est rapidement évacuée alors même que les politiques mises au point à la période coloniale semblent perdurer.
Ces remarques n’enlèvent rien à l’intérêt de la thèse défendue par Diana K. Davis et à celui des aperçus qu’elle offre sur l’histoire rurale de l’Algérie et sur l’histoire économique de la Régence qui, replacée dans la perspective méditerranéenne de la première moitié du XIXe siècle, contribue à désenclaver l’histoire algérienne souvent vue au prisme de son seul lien avec la métropole coloniale. Ce livre contribue surtout à la construction d’une histoire environnementale coloniale de l’empire français dont la visibilité scientifique n’atteint pas encore celle de l’empire britannique. La dimension écologique de ce dernier a été mise en avant par plusieurs recherches anglo-américaines d’envergure comme celles d’Alfred Crosby, Richard Grove, Richard Drayton ou John McKenzie. Au sein de ces approches, les questions forestières sont particulièrement centrales [2]. Elles font aussi l’objet de travaux portant sur les colonies françaises, comme en témoignait, il y a vingt ans déjà, le dossier « Colonisations et environnement » dirigé par Jacques Pouchepadass, publié par la Revue française d’histoire d’outre-mer [3], mais aussi les travaux de Frédéric Thomas sur les forêts indochinoises [4]. En Afrique ou en Asie, la rationalité sociale du nouveau rapport à la nature tropicale qu’instaure la colonisation est celle que résume, dans sa brutalité, la notion de « mise en valeur », comme le rappelle Daniel Hemery [5]. Si la colonisation se traduit souvent par un écocide, la protection forestière et plus largement celle de la nature est aussi plus ou moins rapidement envisagée dans un conservationnisme colonial qui concerne autant l’empire français que britannique, voire hollandais [6].
Les circulations des idées et des personnels, la formation d’un milieu d’experts internationaux spécialistes des questions de développement participent à la connaissance de ces savoirs écologiques, un pan non négligeable de l’histoire environnementale. En suivant le parcours de quelques experts botanistes et forestiers au Maghreb et la manière dont leur expérience algérienne se traduit sur les terrains tunisien et surtout marocain, Diana K. Davis souligne l’intérêt de cette démarche, qu’elle appelle à poursuivre pour l’empire français. C’est l’une des pistes ouvertes par ce livre qui, brossant le volet maghrébin d’un tableau plus vaste, invite également à l’exploration de certains de ses éléments à d’autres échelles
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