Dans l’Algérie contemporaine, il semble qu’il ne puisse y avoir d’histoire que de la guerre d’indépendance. Une fois franchi le seuil de 1962, l’histoire devient difficile à écrire, à cause de la propagande d’État, de la destruction des documents, des hésitations des témoins. Étude sur la texture du temps en Algérie.
Alger peut se révéler un casse-tête pour le visiteur : pendant longtemps, il était impossible de trouver un plan ; maintenant que des plans sont de nouveau édités, ils indiquent les noms officiels des rues, alors que les habitants utilisent encore beaucoup de noms anciens. Je me promenais récemment autour de la Fac centrale. Rue Gara Djebilet, rue Rachid Tidjani, rue Yahia Benaïache, rue du Docteur Saadane : je l’aime beaucoup, celle-ci, d’abord parce qu’elle est très belle, ensuite parce que j’aime bien le personnage d’Ahmed-Cherif Saadane. Il se trouve qu’il apparaissait dans ma thèse d’histoire [1]… Alors je me l’approprie aisément et fais souvent un petit détour pour l’emprunter. J’avoue avec embarras que, comme bien des Algérois, je ne connais pas les autres. Dans le pays « au million de martyrs » (blad milyun shahid, et parfois un million et demi de martyrs), presque toutes les rues de la capitale portent des noms de martyrs dont la plupart sont, de façon paradoxale, des anonymes. C’est peut-être l’un des facteurs qui expliquent la résistance des noms français dans l’usage courant, malgré la disparition depuis des années de toute indication et l’ajout progressif de plaques commémoratives faisant l’hagiographie des disparus. Une façon, peut-être, de résister à ce rappel constant et étouffant des martyrs ? [2]
Cette histoire de guerre s’arrête de fait en 1962, et ses racines sont si profondes que nous-mêmes, historiens, en sommes prisonniers. Invité en 2007 à évoquer à Paris l’histoire du temps présent en Algérie, un collègue algérien avait alors tout naturellement présenté un exposé portant sur l’histoire de la colonisation et de la guerre d’indépendance. C’est ce « tout naturellement » – tout naturellement pour lui, tout naturellement pour le public venu l’écouter – qui est significatif : la restriction du champ de l’histoire a des causes bien entendu politiques, si l’on entend par là la répression qui a longtemps entravé la liberté d’expression. Mais il y a davantage. Elles sont politiques aussi en cela que cette histoire s’est progressivement imposée comme un récit hégémonique constitué par la manipulation de symboles puissants [4] qui influence la façon dont on raconte le passé, dans le monde des historiens, mais également dans le domaine privé, familial et militant.
Une fois franchi le seuil de 1962, faire de l’histoire en Algérie est (presque) un autre métier. Outre la question des archives qui deviennent très difficilement accessibles, la nature même des entretiens avec les témoins se modifie. La circulation dans le temps, l’élaboration d’une trame narrative, l’agencement des événements et des périodes, mais aussi la teneur émotionnelle, changent par rapport aux témoignages portés sur la période coloniale. Au bout du compte, c’est la texture même du temps qui apparaît transformée au cours de ces entretiens. « Texture du temps » pour l’heure au singulier, contrairement au titre d’un ouvrage important [5], explorée au fil d’une enquête portant sur trois thématiques : un travail biographique avec Sadek Hadjerès, ancien cadre du Parti communiste algérien puis secrétaire général du Parti de l’avant-garde sociale (PAGS) à partir de 1966 ; une recherche portant sur les partis politiques d’opposition à partir de l’indépendance ; l’exploration de l’un des événements les plus importants de la période de l’indépendance, « Octobre », comme l’on nomme simplement en Algérie les émeutes d’octobre 1988 et leur répression. Ce choix subjectif ou, pour mieux dire, conjoncturel avait deux objectifs liés : tenter, par la biographie et les parcours militants, de reconstruire une continuité historique entre un pré- et un post-1962 ; et, avec Octobre, explorer la possibilité-même de l’histoire d’un événement encore perçu comme très récent, quoique datant déjà d’un quart de siècle.
D’une façon similaire, l’historien(ne) travaillant sur l’histoire du temps présent se heurte parfois à des formes de réticence, voire de résistance, à parler de l’après-1962. La plus simple est de nier que cette période constitue un objet d’histoire. C’est le cas de cet homme originaire des Aurès qui m’affirmait qu’il n’y avait « pas d’histoire » dans d’autres régions du pays, parce que c’était dans les Aurès que s’était menée la guerre d’indépendance : point-de-vue régionaliste selon laquelle les autres régions n’ont eu qu’un rôle marginal dans la guerre, certes. Mais entre les lignes également, une autre affirmation : il ne peut y avoir d’histoire que de la guerre d’indépendance. Une remarque utilisée également par des collègues historiens : après 1962, le passé n’est pas de l’histoire…
Pour les historiens, le changement de texture impliqué par le franchissement de 1962 est rendu tangible par la question des archives. 1962, c’est l’accession d’un nouvel État à la souveraineté, avec pour corollaire le fait que les archives nationales portant sur le territoire algérien ne sont plus produites par l’ancienne puissance coloniale, mais par le nouvel État indépendant. Compte tenu de la nature des deux régimes aujourd’hui et de leurs politiques archivistiques, le franchissement de 1962 a pour conséquence le passage d’une période de relative abondance de sources (malgré les difficultés d’accès) à une période de quasi-absence d’archives nationales. Le contraste entre le pré- et le post-1962 est de ce point de vue suffisamment tranché pour être déterminant dans l’expérience des historiens et dans leur travail d’écriture.
Conséquence de cette absence d’archives nationales et, plus largement, de la difficulté à accéder à des sources écrites, les récits de témoins deviennent centraux dans le travail d’écriture de l’histoire ; l’analyse de leurs façons d’appréhender les événements des différentes périodes devient une étape essentielle de l’élaboration historique.
D’autre part, avec Sadek Hadjerès comme avec tous les autres témoins que j’ai pu interroger, le franchissement du seuil de 1962 encourage une navigation plus sinueuse dans le temps, avec des va-et-vient de vaste amplitude dans la chronologie. Ce phénomène est vrai de tout entretien : il est rare (et pas nécessairement souhaitable) que l’interviewé ancre son récit dans une connaissance fine de la chronologie. Cependant, c’est la comparaison entre l’avant et l’après 1962 qui est ici significative : pour ce qui concerne la période coloniale, tout se passe comme si les témoins pouvaient adosser leur témoignage personnel à un récit-cadre – quand bien même ils le contestent –, pour l’ordonner et l’organiser [9]. Pour la période post-coloniale, l’absence d’ordre chronologique de leur récit est l’indicateur que ce récit-cadre n’existe pas, ou pas encore.
À quoi tient cette absence ? À une volonté politique de silence ; à des programmes scolaires qui n’abordent pas la période récente de l’histoire du pays ; au faible nombre de travaux d’historiens ; aux enjeux politiques du présent, tous ces facteurs étant naturellement liés les uns aux autres
Les allers-retours, au fil des récits de militants racontant leurs parcours politiques, pourraient être considérés comme un aléa de la collecte d’une information, que l’historien se dépêche d’effacer en mettant de l’ordre dans ses notes. Mais on peut aussi les considérer comme partie intégrante du matériau. En effet, ils tissent la matière, relient les épisodes, élaborent des comparaisons implicites et créent des échos d’une période dans le récit d’une autre, les juxtapositions elles-mêmes produisant ainsi du sens.
Interviewée en 2011 au sujet de sa détention en 1965 [10], et interrogée pour savoir si elle avait été torturée, une ancienne militante communiste répondit simplement qu’elle l’avait été en effet « pour la seconde fois ». Elle raconta alors qu’elle avait déjà été arrêtée et torturée en 1940 par les forces de Vichy. Selon son récit, les questions qui lui avaient été posées par les autorités françaises (en particulier concernant sa famille et sa religion) et leur réaction à ses réponses (elle s’était dite athée, mais sa famille était juive) étaient les mêmes que celles des autorités algériennes de 1965. Lors de notre discussion, elle conclut en riant qu’un gardien de la prison de Maison-Carrée où elle était détenue en 1965 était ensuite venu la féliciter : « Vous êtes venue ici en 1940, vous revenez ici en 1965 et vous avez toujours les mêmes opinions. Je vous félicite, Madame. » Il sous-entendait ainsi qu’il existait des documents remontant à sa première arrestation durant la guerre mondiale.
Que le récit soit exact ou pas n’est ici d’aucune importance : ce qui est remarquable, c’est l’effort fait par la militante elle-même pour relier les deux épisodes. Le reste de l’entretien devint plus complexe lorsqu’elle évoqua les camarades qui, eux, avaient été arrêtés et torturés également en 1957 : son ami Jacques Salort, par exemple, avait été arrêté durant la Seconde Guerre mondiale, durant la guerre d’indépendance et à nouveau lors du coup d’état [11] : 1940, 1957, 1965. Les correspondances étaient telles, les allers-retours si fréquents que, plusieurs fois, j’ai dû lui faire préciser auquel des trois épisodes elle faisait allusion.
Dans ce cas, la séquence répétée est frappante par son originalité. D’autres répétitions sont si courantes, d’un témoin à l’autre, qu’elles deviennent des motifs récurrents quel que soit le contexte. Il en va ainsi de la destruction des documents. La plupart des entretiens portant à la fois sur la période coloniale et la période de l’indépendance comportent un épisode au cours duquel le témoin a procédé ou assisté à la destruction de documents. La guerre d’indépendance a bien souvent conduit les militants politiques à détruire leur documentation personnelle ou partisane afin de se protéger de la répression. Chez ceux qui ont grandi durant la guerre, c’est une scène fréquemment racontée que celle des parents (bien souvent la mère) brûlant des papiers en l’absence des hommes de la maison [12]. Mais ce qui frappe, c’est la répétition de tels épisodes, y compris dans la période très récente. En 2011, un ancien militant du Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS) revenait à la fois sur son parcours militant et sur son expérience d’Octobre. Ce n’est qu’à la suite de plusieurs rencontres qu’il finit par indiquer, sur le ton de l’aveu, que certaines des réunions du bureau politique du parti avaient eu lieu chez lui, et qu’il se souvenait des piles de comptes rendus des réunions. Mais, expliqua-t-il, en octobre 1988, ils avaient tous été brûlés. L’ordre avait été donné à l’intérieur même du parti. Il hésita avant d’ajouter : « Je n’ai pas pu, c’est ma femme qui a dû les brûler. » Le silence qui suivit était épais, comme s’il mesurait longuement l’étendue de ce qui avait été perdu.
Une enquête plus large montre que beaucoup de militants du PAGS ont reçu des consignes similaires ; d’autres ont spontanément agi ainsi, au vu de la répression qui s’abattait notamment sur les communistes, dès avant les émeutes du 5 octobre. Les pertes en termes d’archives sont irréparables, puisque, dès lors, les seules sources identifiables étaient celles mises à l’abri à l’étranger, en particulier à Prague ; mais les militants présents à Prague racontent à leur tour un autodafé plus tardif, vraisemblablement en 1991, balayant ainsi tout espoir de trouver les archives du parti. Les militants communistes ne sont pas les seuls à avoir fait l’expérience de telles pertes documentaires : certains militants du Front des forces socialistes (FFS), pour ne donner qu’un autre exemple, sont tout aussi éperdus lorsqu’on les interroge sur leur documentation, alternant des récits de destructions volontaires pour se protéger et des saisies par les services de sécurité.
Une fois dégagés de la contrainte de se cantonner à « l’histoire » et donc à la guerre de libération, les témoins utilisent ces motifs répétés (comme celui de la destruction d’archives) pour circuler d’une époque à l’autre, comparant, confondant, rapprochant dans leur récit des périodes qui apparaissaient, du point de vue de l’historien, de nature entièrement différente.
Rien n’indique que cette documentation a été détruite, saisie ou perdue ; rien n’indique qu’elle ne pourra pas être retrouvée, avec davantage de temps. Ce qui frappe toutefois, au cours des interviews, c’est la perplexité des témoins interrogés au sujet de ces sources. Ils hésitent, réfléchissent, se remémorent. Tout se passe comme s’ils reprenaient conscience d’expériences passées ; ils cherchent, essayant de suivre des bribes de souvenirs auxquels ils n’ont pas repensé depuis longtemps, comme si ce passé avait été radicalement éloigné d’eux. Ceux-là mêmes qui sont vraisemblablement les dépositaires de documents semblent tout à coup incapables de les localiser, dans leurs souvenirs comme dans la matérialité de leur vie actuelle.
Et en suivant le fil de leurs souvenirs, tous en viennent à mentionner les camarades avec lesquels ils ont travaillé au sein des Comités. Suivent alors les noms de ceux qui ont été assassinés ; de ceux qui ont fui le pays ; de ceux qui ont été perdu de vue (ou de vie) dans la tourmente des années 1990.
Car il est là, l’événement qui colore tout, qui change fondamentalement la texture du temps et repousse Octobre dans un passé lointain en étirant le temps jusqu’à la rupture. La guerre civile a interrompu le travail entamé par les Comités de lutte contre la torture de 1988. Elle a interrompu l’accumulation de documents et le travail d’écriture, comme elle a coupé court à d’autres expériences politiques et sociales, aussi bien des expériences de vies individuelles et familiales. Ce faisant, elle a rompu le lien des acteurs avec leur propre passé et suspendu les processus de remémoration des individus en occupant entièrement leur vie quotidienne et leurs esprits.
Au cours des entretiens concernant la répression d’octobre 1988, et d’ailleurs sur n’importe quel sujet portant sur la période de l’indépendance, les allers-retours chronologiques effectués par les témoins les conduisent immanquablement à se confronter, à se heurter aux souvenirs de la violence des années 1990, de la Décennie noire, comme on l’appelle couramment [14]. Les questions de l’historien ne font que précipiter ce phénomène : « Qui d’autre pourrait me parler de cet événement ? », car tant d’entre eux sont morts. « Où puis-je trouver ces documents ? », car, pendant des années expriment-ils, ces documents nous ont paru dérisoires et obsolètes au regard de la violence dans laquelle nous baignions au quotidien.
La collision avec la Décennie noire est inévitable, parce que cet événement interrompt les fils qui mènent du passé au présent, les fils des vies, des relations humaines et des souvenirs. Les témoins sont conduits à scruter autour d’eux, à la recherche de ceux avec lesquels ils ont partagé leur passé mais qui manquent aujourd’hui, ceux qui ont été assassinés, ceux qui sont passé « de l’autre côté », ceux qui ont quitté le pays ou dont – tout simplement – la trace a été perdue.
L’irruption de la Décennie noire dans le cours de l’entretien est parfois d’apparence anecdotique. D’apparence seulement. La militante communiste aux deux arrestations me recevait chez elle, dans la banlieue parisienne. C’est son mari, également un ancien militant, qui s’est levé pour préparer le café. Durant cette interruption, et comme pour combler le silence, elle m’expliqua que c’était toujours lui qui cuisinait désormais ; j’ai plaisanté à ce propos apparemment sans conséquence. Elle dit simplement : « Depuis que nous sommes arrivés d’Algérie, je ne cuisine plus. Je n’en ai plus envie. C’est terminé. » En trois phrases d’apparence anodine, elle dit à la fois l’émigration, le choc et l’insondable profondeur de la déchirure provoquée par la guerre civile, déchirure logée dans ce fait nu : elle n’avait plus jamais préparé à manger.
Le plus souvent, l’irruption de la Décennie noire prend des aspects plus explicitement dramatiques. En mars 2011, au cours d’une discussion avec deux anciens militants du PAGS, je les interrogeai sur Octobre et les campagnes contre la torture auxquelles ils avaient participé. L’un d’eux, FA, m’expliquait son travail, pendant que son camarade, NA, l’écoutait. Son récit faisait référence à trois moments : Octobre 1988, la Décennie noire des années 1990, et les révolutions en cours au Maghreb, donnant un autre exemple des allers-retours mentionnés plus haut :
FA revient après quelques minutes et prend part à la suite de la discussion. Les deux hommes évoquent alors l’enterrement, organisé par les militants du parti, d’un camarade assassiné :
Si la guerre civile a interrompu le processus de mise en mémoire et le fil de l’expérience des militants dans le passé, elle interrompt également dans le présent le fil du récit, avec des moments de paroxysme qui coupent le souffle, ôtent le langage et obligent le corps à parler.
Le temps de l’urgence
Je voudrais revenir encore une fois sur les entretiens avec Sadek Hadjerès, qui expriment particulièrement cette discontinuité, à la fois individuellement et collectivement. L’expérience de la discontinuité faite par Sadek Hadjerès est intéressante parce que lui-même tenta à plusieurs reprises de renouer les fils, par-delà les césures de l’histoire : immédiatement après l’indépendance, il retourna dans une des régions rurales où le Parti communiste algérien avait mené d’importantes actions et où la population paysanne avait soutenu le parti. Il ne retrouva aucun des hommes qu’il avait connus, seulement de très jeunes gens qui avaient entendu parler de lui :
Alger peut se révéler un casse-tête pour le visiteur : pendant longtemps, il était impossible de trouver un plan ; maintenant que des plans sont de nouveau édités, ils indiquent les noms officiels des rues, alors que les habitants utilisent encore beaucoup de noms anciens. Je me promenais récemment autour de la Fac centrale. Rue Gara Djebilet, rue Rachid Tidjani, rue Yahia Benaïache, rue du Docteur Saadane : je l’aime beaucoup, celle-ci, d’abord parce qu’elle est très belle, ensuite parce que j’aime bien le personnage d’Ahmed-Cherif Saadane. Il se trouve qu’il apparaissait dans ma thèse d’histoire [1]… Alors je me l’approprie aisément et fais souvent un petit détour pour l’emprunter. J’avoue avec embarras que, comme bien des Algérois, je ne connais pas les autres. Dans le pays « au million de martyrs » (blad milyun shahid, et parfois un million et demi de martyrs), presque toutes les rues de la capitale portent des noms de martyrs dont la plupart sont, de façon paradoxale, des anonymes. C’est peut-être l’un des facteurs qui expliquent la résistance des noms français dans l’usage courant, malgré la disparition depuis des années de toute indication et l’ajout progressif de plaques commémoratives faisant l’hagiographie des disparus. Une façon, peut-être, de résister à ce rappel constant et étouffant des martyrs ? [2]
Hagiographique et guerrière
En Algérie, l’omniprésence du passé dans le présent est spectaculaire. Comme l’est la confusion entre « histoire » et « histoire de la guerre d’indépendance ». Hagiographique, héroïque, guerrière, cette histoire est volontiers présentée comme ayant, encore aujourd’hui, une influence considérable sur le présent. Ainsi, à l’approche du cinquantième anniversaire de l’indépendance, un fantasme ancien a fait surface de façon explicite : celui de secrets de guerre que l’ouverture supposée d’archives françaises permettrait, en 2012, de découvrir et qui changerait de façon conséquente le présent de la politique algérienne [3].Cette histoire de guerre s’arrête de fait en 1962, et ses racines sont si profondes que nous-mêmes, historiens, en sommes prisonniers. Invité en 2007 à évoquer à Paris l’histoire du temps présent en Algérie, un collègue algérien avait alors tout naturellement présenté un exposé portant sur l’histoire de la colonisation et de la guerre d’indépendance. C’est ce « tout naturellement » – tout naturellement pour lui, tout naturellement pour le public venu l’écouter – qui est significatif : la restriction du champ de l’histoire a des causes bien entendu politiques, si l’on entend par là la répression qui a longtemps entravé la liberté d’expression. Mais il y a davantage. Elles sont politiques aussi en cela que cette histoire s’est progressivement imposée comme un récit hégémonique constitué par la manipulation de symboles puissants [4] qui influence la façon dont on raconte le passé, dans le monde des historiens, mais également dans le domaine privé, familial et militant.
Une fois franchi le seuil de 1962, faire de l’histoire en Algérie est (presque) un autre métier. Outre la question des archives qui deviennent très difficilement accessibles, la nature même des entretiens avec les témoins se modifie. La circulation dans le temps, l’élaboration d’une trame narrative, l’agencement des événements et des périodes, mais aussi la teneur émotionnelle, changent par rapport aux témoignages portés sur la période coloniale. Au bout du compte, c’est la texture même du temps qui apparaît transformée au cours de ces entretiens. « Texture du temps » pour l’heure au singulier, contrairement au titre d’un ouvrage important [5], explorée au fil d’une enquête portant sur trois thématiques : un travail biographique avec Sadek Hadjerès, ancien cadre du Parti communiste algérien puis secrétaire général du Parti de l’avant-garde sociale (PAGS) à partir de 1966 ; une recherche portant sur les partis politiques d’opposition à partir de l’indépendance ; l’exploration de l’un des événements les plus importants de la période de l’indépendance, « Octobre », comme l’on nomme simplement en Algérie les émeutes d’octobre 1988 et leur répression. Ce choix subjectif ou, pour mieux dire, conjoncturel avait deux objectifs liés : tenter, par la biographie et les parcours militants, de reconstruire une continuité historique entre un pré- et un post-1962 ; et, avec Octobre, explorer la possibilité-même de l’histoire d’un événement encore perçu comme très récent, quoique datant déjà d’un quart de siècle.
Le temps hors de l’histoire de l’indépendance
Les entretiens avec d’anciens militants à propos de l’époque coloniale révélaient déjà que la densité des récits des acteurs variait en fonction de la période sur laquelle ils étaient interrogés : la guerre de libération agissait comme un aimant, rendant les témoins plus diserts, leurs réponses plus fluides et plus foisonnantes ; à l’opposé, la décennie des partis politiques (1946-1956) [6], minorée par l’histoire dominante, donnait lieu à des réponses plus sèches, sans guère de détail, en particulier lorsque les personnes interviewées avaient milité dans des courants nationalistes marqués, depuis, au sceau de l’illégitimité.D’une façon similaire, l’historien(ne) travaillant sur l’histoire du temps présent se heurte parfois à des formes de réticence, voire de résistance, à parler de l’après-1962. La plus simple est de nier que cette période constitue un objet d’histoire. C’est le cas de cet homme originaire des Aurès qui m’affirmait qu’il n’y avait « pas d’histoire » dans d’autres régions du pays, parce que c’était dans les Aurès que s’était menée la guerre d’indépendance : point-de-vue régionaliste selon laquelle les autres régions n’ont eu qu’un rôle marginal dans la guerre, certes. Mais entre les lignes également, une autre affirmation : il ne peut y avoir d’histoire que de la guerre d’indépendance. Une remarque utilisée également par des collègues historiens : après 1962, le passé n’est pas de l’histoire…
Pour les historiens, le changement de texture impliqué par le franchissement de 1962 est rendu tangible par la question des archives. 1962, c’est l’accession d’un nouvel État à la souveraineté, avec pour corollaire le fait que les archives nationales portant sur le territoire algérien ne sont plus produites par l’ancienne puissance coloniale, mais par le nouvel État indépendant. Compte tenu de la nature des deux régimes aujourd’hui et de leurs politiques archivistiques, le franchissement de 1962 a pour conséquence le passage d’une période de relative abondance de sources (malgré les difficultés d’accès) à une période de quasi-absence d’archives nationales. Le contraste entre le pré- et le post-1962 est de ce point de vue suffisamment tranché pour être déterminant dans l’expérience des historiens et dans leur travail d’écriture.
Conséquence de cette absence d’archives nationales et, plus largement, de la difficulté à accéder à des sources écrites, les récits de témoins deviennent centraux dans le travail d’écriture de l’histoire ; l’analyse de leurs façons d’appréhender les événements des différentes périodes devient une étape essentielle de l’élaboration historique.
Le temps sinueux de l’absence d’histoire
Une fois franchi le seuil de 1962, les récits des témoins deviennent plus incertains, indiquant que c’est souvent la première fois qu’ils racontent ces événements. Ainsi, les entretiens biographiques au long cours avec Sadek Hadjerès ont donné lieu à des récits et des analyses de nature très différente pour la période coloniale et la période de l’indépendance [7]. Pour la première période, ce que livrait Sadek Hadjerès était une analyse politique précise, manifestement déjà élaborée au fil de nombreuses discussions, de réflexions personnelles, appuyée sur la lecture de nombreux ouvrages historiques, et qu’il pouvait donc d’emblée présenter sous la forme de réponses chronologiquement ordonnées et logiquement organisées. L’homme, qui n’a jamais cessé d’analyser et de questionner son propre parcours politique, s’était manifestement fait l’historien de sa propre vie [8]. Mais ce travail personnel s’était dans une certaine mesure arrêté à l’indépendance, ou était à tout le moins plus incertain, moins abouti, pour la période post-1962. Les réponses de Sadek Hadjerès devinrent plus hésitantes, prenant la forme d’une réflexion en train de se faire, plutôt que d’une réflexion déjà formée. Dans sa langue même, les hésitations étaient plus fréquentes, les phrases laissées en suspens également, comme les ajustements et les repentirs d’une discussion à l’autre.D’autre part, avec Sadek Hadjerès comme avec tous les autres témoins que j’ai pu interroger, le franchissement du seuil de 1962 encourage une navigation plus sinueuse dans le temps, avec des va-et-vient de vaste amplitude dans la chronologie. Ce phénomène est vrai de tout entretien : il est rare (et pas nécessairement souhaitable) que l’interviewé ancre son récit dans une connaissance fine de la chronologie. Cependant, c’est la comparaison entre l’avant et l’après 1962 qui est ici significative : pour ce qui concerne la période coloniale, tout se passe comme si les témoins pouvaient adosser leur témoignage personnel à un récit-cadre – quand bien même ils le contestent –, pour l’ordonner et l’organiser [9]. Pour la période post-coloniale, l’absence d’ordre chronologique de leur récit est l’indicateur que ce récit-cadre n’existe pas, ou pas encore.
À quoi tient cette absence ? À une volonté politique de silence ; à des programmes scolaires qui n’abordent pas la période récente de l’histoire du pays ; au faible nombre de travaux d’historiens ; aux enjeux politiques du présent, tous ces facteurs étant naturellement liés les uns aux autres
Les allers-retours, au fil des récits de militants racontant leurs parcours politiques, pourraient être considérés comme un aléa de la collecte d’une information, que l’historien se dépêche d’effacer en mettant de l’ordre dans ses notes. Mais on peut aussi les considérer comme partie intégrante du matériau. En effet, ils tissent la matière, relient les épisodes, élaborent des comparaisons implicites et créent des échos d’une période dans le récit d’une autre, les juxtapositions elles-mêmes produisant ainsi du sens.
Interviewée en 2011 au sujet de sa détention en 1965 [10], et interrogée pour savoir si elle avait été torturée, une ancienne militante communiste répondit simplement qu’elle l’avait été en effet « pour la seconde fois ». Elle raconta alors qu’elle avait déjà été arrêtée et torturée en 1940 par les forces de Vichy. Selon son récit, les questions qui lui avaient été posées par les autorités françaises (en particulier concernant sa famille et sa religion) et leur réaction à ses réponses (elle s’était dite athée, mais sa famille était juive) étaient les mêmes que celles des autorités algériennes de 1965. Lors de notre discussion, elle conclut en riant qu’un gardien de la prison de Maison-Carrée où elle était détenue en 1965 était ensuite venu la féliciter : « Vous êtes venue ici en 1940, vous revenez ici en 1965 et vous avez toujours les mêmes opinions. Je vous félicite, Madame. » Il sous-entendait ainsi qu’il existait des documents remontant à sa première arrestation durant la guerre mondiale.
Que le récit soit exact ou pas n’est ici d’aucune importance : ce qui est remarquable, c’est l’effort fait par la militante elle-même pour relier les deux épisodes. Le reste de l’entretien devint plus complexe lorsqu’elle évoqua les camarades qui, eux, avaient été arrêtés et torturés également en 1957 : son ami Jacques Salort, par exemple, avait été arrêté durant la Seconde Guerre mondiale, durant la guerre d’indépendance et à nouveau lors du coup d’état [11] : 1940, 1957, 1965. Les correspondances étaient telles, les allers-retours si fréquents que, plusieurs fois, j’ai dû lui faire préciser auquel des trois épisodes elle faisait allusion.
Le temps répété d’une histoire sans trace
Le franchissement de 1962 au cours de l’entretien permet donc aux témoins de définir une période historique plus longue, correspondant à celle de leur mémoire, dans laquelle ils naviguent de façon bien souvent inattendue. L’une des façons de décrire cette navigation est d’observer la répétition des séquences : comme avec la militante communiste, les interviewés rapprochent les épisodes bien souvent pour leur similitude. Lorsque cette femme, dont la famille était de religion juive et qui se décrit comme athée, rapproche les deux séries d’interrogations, c’est en mettant en parallèle les questions qui lui ont été posées et la réaction de ceux qui les lui posaient, des Français en 1940, des Algériens en 1965 : dans les deux cas, on lui aurait demandé le nom de son père. « Abraham », répondit-elle, provoquant les deux fois l’incrédulité. L’interrogateur algérien de 1965 aurait alors corrigé : « Ibrahim. – Non, Abraham. » Interrogée sur sa religion, elle s’identifie deux fois comme athée. En 1965, « il dit : quoi ? Il me dit : "les plus grands bandits, ils ont une religion !" » Et elle s’exclame en martelant de la main sur la table : « Comme-les-Fran-çais ! » Dans les deux cas, elle suggère, si vraiment il faut une religion, d’indiquer qu’elle est juive. En racontant cette histoire en 2011, elle rit de leur identique stupéfaction à vingt ans d’intervalle.Dans ce cas, la séquence répétée est frappante par son originalité. D’autres répétitions sont si courantes, d’un témoin à l’autre, qu’elles deviennent des motifs récurrents quel que soit le contexte. Il en va ainsi de la destruction des documents. La plupart des entretiens portant à la fois sur la période coloniale et la période de l’indépendance comportent un épisode au cours duquel le témoin a procédé ou assisté à la destruction de documents. La guerre d’indépendance a bien souvent conduit les militants politiques à détruire leur documentation personnelle ou partisane afin de se protéger de la répression. Chez ceux qui ont grandi durant la guerre, c’est une scène fréquemment racontée que celle des parents (bien souvent la mère) brûlant des papiers en l’absence des hommes de la maison [12]. Mais ce qui frappe, c’est la répétition de tels épisodes, y compris dans la période très récente. En 2011, un ancien militant du Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS) revenait à la fois sur son parcours militant et sur son expérience d’Octobre. Ce n’est qu’à la suite de plusieurs rencontres qu’il finit par indiquer, sur le ton de l’aveu, que certaines des réunions du bureau politique du parti avaient eu lieu chez lui, et qu’il se souvenait des piles de comptes rendus des réunions. Mais, expliqua-t-il, en octobre 1988, ils avaient tous été brûlés. L’ordre avait été donné à l’intérieur même du parti. Il hésita avant d’ajouter : « Je n’ai pas pu, c’est ma femme qui a dû les brûler. » Le silence qui suivit était épais, comme s’il mesurait longuement l’étendue de ce qui avait été perdu.
Une enquête plus large montre que beaucoup de militants du PAGS ont reçu des consignes similaires ; d’autres ont spontanément agi ainsi, au vu de la répression qui s’abattait notamment sur les communistes, dès avant les émeutes du 5 octobre. Les pertes en termes d’archives sont irréparables, puisque, dès lors, les seules sources identifiables étaient celles mises à l’abri à l’étranger, en particulier à Prague ; mais les militants présents à Prague racontent à leur tour un autodafé plus tardif, vraisemblablement en 1991, balayant ainsi tout espoir de trouver les archives du parti. Les militants communistes ne sont pas les seuls à avoir fait l’expérience de telles pertes documentaires : certains militants du Front des forces socialistes (FFS), pour ne donner qu’un autre exemple, sont tout aussi éperdus lorsqu’on les interroge sur leur documentation, alternant des récits de destructions volontaires pour se protéger et des saisies par les services de sécurité.
Une fois dégagés de la contrainte de se cantonner à « l’histoire » et donc à la guerre de libération, les témoins utilisent ces motifs répétés (comme celui de la destruction d’archives) pour circuler d’une époque à l’autre, comparant, confondant, rapprochant dans leur récit des périodes qui apparaissaient, du point de vue de l’historien, de nature entièrement différente.
Le temps interrompu par la guerre civile
Au cours d’entretiens préliminaires concernant les événements d’octobre 1988 et de la recherche d’archives qui les accompagnait naturellement, l’impossibilité d’accéder à la documentation écrite s’est déclinée sur une modalité nouvelle. Il a été pratiquement impossible, dans le mois que j’ai consacré à cette enquête en mars 2011, de découvrir des traces écrites, et ce, y compris auprès de plusieurs personnes membres ou responsables de Comités contre la torture. Les comités, constitués presque instantanément après les premières arrestations en octobre 1988, avaient pour but de connaître le sort des personnes arrêtées, de le faire connaître et de dénoncer les méthodes utilisées par les autorités. Le travail de collecte d’information et de rédaction de rapports a été considérable : en témoigne la publication du Cahier noir d’octobre, rassemblant plusieurs témoignages de victimes de la répression [13]. Par ailleurs, la Ligue algérienne des droits de l’homme a publié plusieurs rapports visant à décrire les pratiques de répression et à dénombrer les victimes.Rien n’indique que cette documentation a été détruite, saisie ou perdue ; rien n’indique qu’elle ne pourra pas être retrouvée, avec davantage de temps. Ce qui frappe toutefois, au cours des interviews, c’est la perplexité des témoins interrogés au sujet de ces sources. Ils hésitent, réfléchissent, se remémorent. Tout se passe comme s’ils reprenaient conscience d’expériences passées ; ils cherchent, essayant de suivre des bribes de souvenirs auxquels ils n’ont pas repensé depuis longtemps, comme si ce passé avait été radicalement éloigné d’eux. Ceux-là mêmes qui sont vraisemblablement les dépositaires de documents semblent tout à coup incapables de les localiser, dans leurs souvenirs comme dans la matérialité de leur vie actuelle.
Et en suivant le fil de leurs souvenirs, tous en viennent à mentionner les camarades avec lesquels ils ont travaillé au sein des Comités. Suivent alors les noms de ceux qui ont été assassinés ; de ceux qui ont fui le pays ; de ceux qui ont été perdu de vue (ou de vie) dans la tourmente des années 1990.
Car il est là, l’événement qui colore tout, qui change fondamentalement la texture du temps et repousse Octobre dans un passé lointain en étirant le temps jusqu’à la rupture. La guerre civile a interrompu le travail entamé par les Comités de lutte contre la torture de 1988. Elle a interrompu l’accumulation de documents et le travail d’écriture, comme elle a coupé court à d’autres expériences politiques et sociales, aussi bien des expériences de vies individuelles et familiales. Ce faisant, elle a rompu le lien des acteurs avec leur propre passé et suspendu les processus de remémoration des individus en occupant entièrement leur vie quotidienne et leurs esprits.
Au cours des entretiens concernant la répression d’octobre 1988, et d’ailleurs sur n’importe quel sujet portant sur la période de l’indépendance, les allers-retours chronologiques effectués par les témoins les conduisent immanquablement à se confronter, à se heurter aux souvenirs de la violence des années 1990, de la Décennie noire, comme on l’appelle couramment [14]. Les questions de l’historien ne font que précipiter ce phénomène : « Qui d’autre pourrait me parler de cet événement ? », car tant d’entre eux sont morts. « Où puis-je trouver ces documents ? », car, pendant des années expriment-ils, ces documents nous ont paru dérisoires et obsolètes au regard de la violence dans laquelle nous baignions au quotidien.
La collision avec la Décennie noire est inévitable, parce que cet événement interrompt les fils qui mènent du passé au présent, les fils des vies, des relations humaines et des souvenirs. Les témoins sont conduits à scruter autour d’eux, à la recherche de ceux avec lesquels ils ont partagé leur passé mais qui manquent aujourd’hui, ceux qui ont été assassinés, ceux qui sont passé « de l’autre côté », ceux qui ont quitté le pays ou dont – tout simplement – la trace a été perdue.
L’irruption de la Décennie noire dans le cours de l’entretien est parfois d’apparence anecdotique. D’apparence seulement. La militante communiste aux deux arrestations me recevait chez elle, dans la banlieue parisienne. C’est son mari, également un ancien militant, qui s’est levé pour préparer le café. Durant cette interruption, et comme pour combler le silence, elle m’expliqua que c’était toujours lui qui cuisinait désormais ; j’ai plaisanté à ce propos apparemment sans conséquence. Elle dit simplement : « Depuis que nous sommes arrivés d’Algérie, je ne cuisine plus. Je n’en ai plus envie. C’est terminé. » En trois phrases d’apparence anodine, elle dit à la fois l’émigration, le choc et l’insondable profondeur de la déchirure provoquée par la guerre civile, déchirure logée dans ce fait nu : elle n’avait plus jamais préparé à manger.
Le plus souvent, l’irruption de la Décennie noire prend des aspects plus explicitement dramatiques. En mars 2011, au cours d’une discussion avec deux anciens militants du PAGS, je les interrogeai sur Octobre et les campagnes contre la torture auxquelles ils avaient participé. L’un d’eux, FA, m’expliquait son travail, pendant que son camarade, NA, l’écoutait. Son récit faisait référence à trois moments : Octobre 1988, la Décennie noire des années 1990, et les révolutions en cours au Maghreb, donnant un autre exemple des allers-retours mentionnés plus haut :
FA : Octobre 88. Ce que je retiens le plus, c’est que les luttes actuelles pour la démocratie, nous les avons vécues dans notre chair. Nous l’avons payé très, très cher, en termes de répression et en termes d’assassinats, tout simplement. Je vous cite un exemple d’un copain qui était aux premières loges en Octobre à Si Mustapha. Il faisait partie du Comité contre la torture, justement. Il a été assassiné par les terroristes et pendu à un pont de Tenia, ils l’ont accroché. Ils lui ont enlevé les yeux, etc. C’était…Le récit de NA se prolonge : il nomme plusieurs personnes assassinées et les circonstances de leurs morts. L’énumération des noms des victimes est caractéristique de ces entretiens, et d’autant plus frappante que mes thématiques de recherches – présentées à mes témoins – portaient sur la période antérieure à la guerre civile. Ils ne répondaient donc pas à une sollicitation directe de ma part, mais y étaient conduits par les linéaments de leur propre mémoire.
[Long silence. Il prend sa tête dans ses mains]
NA : Il n’arrivera pas à terminer la phrase parce qu’il a fallu qu’il se bagarre pour faire intervenir les pompiers, les gendarmes, la police pour faire enlever le corps qu’il avait laissé pendu [FA recule lentement sa chaise et sort de la pièce]. Parce qu’il nous est arrivé d’aller récupérer le corps des camarades. Il ne supporte pas jusqu’à aujourd’hui.
FA revient après quelques minutes et prend part à la suite de la discussion. Les deux hommes évoquent alors l’enterrement, organisé par les militants du parti, d’un camarade assassiné :
NA : Ses camarades d’usine n’ont pas pu l’enterrer là-bas. Ce qui fait que nous l’avons emmené à Alger, ici. C’est-à-dire nous nous sommes occupés de son enterrement ici. Ensuite, y’a des islamistes qui essaient de venir pour faire le discours d’oraison…Il y aurait tant à dire sur ce moment de l’entretien, sur l’évocation de la folie comme moteur de la guerre, sur la violence civile faisant irruption au cœur du rituel d’enterrement ! Une chose est particulièrement frappante toutefois, c’est la perte de la parole : les moments de silence sont longs et, au moment où FA est obligé de s’arrêter de parler, c’est son corps qui prend le relais. Les larmes, la voix étranglée sont un autre langage pour exprimer l’émotion qui l’étreint. Plus loin, le raccourcissement des phrases, les relais pris à l’intérieur d’une même phrase par les deux témoins (et même par l’historienne) sont un effet de la détresse provoquée par l’entretien.
FA : …en plus, oui.
NA : Oui, oui, ils viennent comme ça, ils s’introduisent à un moment donné de l’enterrement, ils commencent à faire leur discours. Et on leur dit : « Fermez-la »…
M. Rahal : Il faut se bagarrer… ?
FA : … pour enterrer…
NA : … y compris nos camarades…
FA : … pour ne pas déshonorer leur mémoire parce que c’est eux qui les ont tués et ils viennent prononcer l’oraison. Tu te bats même lorsque tu le mets en terre, tu te bats.
NA : C’était un temps, comme dit l’autre, déraisonnable. C’était des moments dingues.
Si la guerre civile a interrompu le processus de mise en mémoire et le fil de l’expérience des militants dans le passé, elle interrompt également dans le présent le fil du récit, avec des moments de paroxysme qui coupent le souffle, ôtent le langage et obligent le corps à parler.
Le temps de l’urgence
Ils m’ont dit : « Ah ! c’est toi qui étais venu nous voir ! ». C’étaient des rescapés de cette tribu. J’ai dit : « Qu’est-ce que vous êtes devenus ? ». Ils ont dit : « On nous a massacrés », parce que d’un côté le FLN voulait qu’ils restent. C’était déclaré zone interdite, le FLN voulait qu’ils restent, l’armée française voulait qu’ils partent.Sadek Hadjerès aurait souhaité les revoir, maintenir avec eux le contact et savoir ce que devenaient ces jeunes. Mais l’interdiction du Parti communiste, dès novembre 1962, puis son propre passage dans la clandestinité ne le lui ont pas permis, bloquant ses tentatives pour renouer avec les expériences militantes d’avant l’indépendance. Les ruptures sont donc multiples : interruption pure et simple de la vie de ceux qu’il avait côtoyés par la guerre et le massacre ; interruption de son effort pour sortir de la guerre par la répression et la clandestinité. Il explique :
Toute la vie des partis communistes algériens a été hachée par les périodes de clandestinité et de légalité, des périodes courtes de légalité où on n’avait pas l’occasion de faire le bilan, de revenir sur les périodes antérieures pour en tirer des enseignements.Mais, au delà des partis communistes, c’est l’effort pour rétablir la permanence et l’enchaînement de sa propre vie, entre phase de légalité et phase de clandestinité, entre temps de paix et temps de guerre, qui est constamment empêché par la guerre d’indépendance, par les massacres, par la répression, par la clandestinité, par la Décennie noire, par les massacres de nouveau…
Il ne s’agit pas de céder au stéréotype néo-orientalisant, justement dénoncé par James McDougall, d’une société algérienne fatalement condamnée à la violence endémique [15]. Il faut pourtant voir comment les événements que le pays a connus ont empêché les individus de repenser à leurs expériences, de traiter leurs souvenirs et de les intégrer dans un récit de leur propre vie. Cette analyse revient constamment dans la bouche de Sadek Hadjerès : « Nous n’avons pas eu le temps de réfléchir à notre expérience, nous n’avons pas eu le temps de discuter de nos erreurs passées. » L’urgence du présent a constamment empêché l’intégration du passé.
De nombreux autres témoins se sont interrompus au cours des entretiens, surpris, en répondant aux questions, de repenser à des expériences lointaines. À l’instar de l’un d’entre eux, beaucoup s’exclament avec une certaine incrédulité : « Mais on n’a jamais raconté ni écrit tout ça ! C’est fou ! » Ce faisant, ils s’interrogent tout à coup sur leur propre incapacité à intégrer dans leur mémoire leurs souvenirs, à leur accorder l’importance qu’ils méritent, à s’y référer et à les articuler avec d’autres.
Les historiens ne sont pas les mieux placés pour décrire et comprendre ce que le sentiment d’urgence permanente et le « temps haché » font à la construction des individus. Les entretiens auxquels ils invitent les acteurs sont toutefois loin d’être neutres : compte tenu des phénomènes de circulation sinueuse dans le temps, il arrive bien souvent que la discussion devienne pour le témoin un moment crucial de reconstruction narrative. À travers le récit et prenant appui sur les questions de l’historien(ne), l’interlocuteur construit ni plus ni moins sa propre cohérence biographique, avec des moments d’émotion d’une redoutable intensité [16] : moments de douleur, de silence, de larmes ou même de rires au plaisir de se remémorer tel moment d’enthousiasme collectif.
Et l’avenir ?
Nous pourrions bien sûr attendre que le « printemps arabe » touche l’Algérie et permette d’accéder à d’hypothétiques archives de police – encore qu’il puisse tout aussi bien conduire à la destruction massive des archives de sécurité [17]. Mais, pour l’heure, les témoins sont tout ce que nous avons, nous autres historiens, pour travailler. Sauf à renoncer entièrement à l’histoire, nous n’avons pas le choix, car si la réapparition d’archives est incertaine, la disparition progressive des témoins, elle, est inéluctable. Avant d’avoir eu le temps de dire « enquête de terrain », nous pourrions nous retrouver dans une société sans histoire. Les mécanismes de défense sont puissants, qui produisent plutôt l’ellipse que le récit. Alors même que les commémorations informelles de la Décennie noire se multiplient, dix ans après la fin de cette guerre civile, la circulation dans le temps est rapide au point d’en être brutale. Alors que les Tunisiens allaient aux élections en octobre dernier, le titre d’un article résumait l’idée devenue commune : « 26 décembre 1991 – 23 octobre 2011 : Le processus électoral algérien interrompu, a repris, sans drame, en Tunisie » [18]. L’idée est étourdissante : l’interruption du processus électoral et de l’histoire en Algérie en 1991 aboutit à une reprise de l’histoire vingt ans après dans un pays voisin. Ces vingt ans ne seraient donc qu’une parenthèse, un temps escamoté ou escamotable, un temps volé. Mais de façon plus effrayante encore, l’avenir sera vécu par procuration, en Tunisie, en Égypte ou même au Maroc.
Privée de son passé, l’Algérie est un pays qui se voit encore sans avenir.
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