L’histoire du syndicalisme se résume à l’éternel rapport de force entre le pouvoir et l’organisation des travailleurs. Bien que celle-ci ait pour vocation de défendre les préoccupations des salariés, force est de reconnaitre que l’emprise du pouvoir politique est telle que le principal syndicat, en l’occurrence l’UGTA (union générale des travailleurs algériens), ne joue plus son rôle. Ces derniers temps, il est uniment un appendice du gouvernement. À vrai dire, depuis sa création, la centrale syndicale n’a jamais pu s’émanciper du pouvoir politique.
Pour comprendre cette mainmise sur le mouvement syndical, un retour à la genèse du mouvement est requis. En fait, c’est en pleine guerre d’Algérie que les dirigeants du FLN décident de mettre en place une organisation indépendante de son rival, le MNA de Messali Hadj, et de la CGT. Bien que le temps de concertation soit formel, l’essentiel, estiment les dirigeants de la révolution, réside dans l’occupation du terrain. « Lors d’une réunion au domicile de ce dernier [Boualem Bourouiba], Ben Khedda , Abane Ramdane, Aissat Idir préparent en une nuit tous les documents nécessaires à la création de l’union générale des travailleurs algériens (UGTA) et choisissent sa direction », souligne l’éminent historien Mohamed Harbi.
De toute évidence, en période de guerre, il est difficile de respecter les règles inhérentes à l’organisation d’un mouvement de masses. D’ailleurs, celui qui a donné naissance à l’UGTA n’a-t-il pas fait, lui aussi, une entrée par effraction, pour reprendre l’expression de Mohamed Harbi, sur la scène politique ? À la limite, pour tenir tête aux autorités coloniales, la mise en sourdine de quelques formes protocolaires pourrait être justifiée. Ce qui compte, c’est de pouvoir réunir les conditions en vue mettre fin au joug colonial. En plus, malgré son rôle de simple courroie de transmission, l’UGTA a su représenter dignement l’Algérie en guerre lors des différentes rencontres internationales.
Mais, là où le bât blesse, c’est lorsque des compatriotes, dans l’Algérie indépendante, privent d’autres compatriotes de leur droit de s’organiser. Hélas, à la veille de l’indépendance, la propension de certains dirigeants pour le pouvoir met un terme au rêve des Algériens, lequel rêve ne devrait pas être un luxe si on tenait compte de leur sacrifice. En fait, après le cessez-le-feu, les nationalistes sont contraints de choisir entre un soutien au GPRA évanescent –au risque de payer très cher plus tard leur engagement – ou se ranger derrière la coalition Ben Bella-Boumediene, soutenue par l’armée des frontières, dont la victoire n’est qu’une question de temps. En choisissant la première alternative, l’UGTA se retrouve dans la ligne de mire des nouveaux maitres de l’Algérie.
Cependant, bien que l’UGTA accepte, après la victoire de la coalition Ben Bella-Boumediene, le nouveau pouvoir et entende juste contribuer à l’édification de la nation, l’esprit revanchard des vainqueurs, lors de la crise de l’été 1962, l’emporte sur le souci de bâtir un État de droit. Et lorsque l’UGTA envisage de tenir son premier congrès, le 17 janvier 1963, le régime mobilise ses baltaguias en vue de récupérer le syndicat. Menés de gourdins, ces nervis expulsent de la salle les véritables organisateurs. « Plus tard, tandis que les gros bras s’assurent le contrôle de la salle et que la police entoure le bâtiment, ont fait voter à main levée le nouveau bureau du congrès », écrit Catherine Simon, dans « Algérie, les années pieds-rouges ».
Dans le même ordre d’idées, des témoins relatent des dépassements tous azimuts. Couvrant l’événement pour le compte de France Soir, Edmond Bergheud accuse directement le chef de l’État Ahmed Ben Bella d’être l’instigateur. « C’est le chef de l’État en personne, soucieux de briser un mouvement syndical en quête d’autonomie, qui aurait mis au point, avec Mohamed Khider, encore numéro un du FLN, ce scénario quasi maffieux. Avec, à la clé, un commando de trois cents benbellistes, spécialement amenés sur les lieux », raconte-t-il. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cet événement va mettre définitivement fin à l’autonomie de l’UGTA.
À partir de cette date, la centrale syndicale n’est plus que l’ombre d’elle-même. Désormais, elle est chargée d’encadrer les travailleurs pour le compte du pouvoir. C’est ainsi qu’elle se trouve dans la cruelle alternative de soutenir, sans fard ni acrimonie, les orientations politiques et économiques des différents gouvernements. Malgré les crises que l’Algérie a vécues dans les années 70 et 80, la centrale syndicale ne réagit pas. Pire encore, au lieu d’accompagner la protestation en cas de fermeture d’usines, l’appareil de l’UGTA se range du côté du pouvoir. De la même façon, l’ouverture politique, survenue certes au forceps après les événements d’octobre 1988, ne change rien à la donne. Malgré quelques tentatives, le mouvement syndical ne se libère pas de l’emprise des politiques. Ainsi, au début des années 1990, le SIT (syndicat islamique du travail), dont les visées hégémoniques sont un secret de polichinelle, ne songe qu’à remplacer l’UGTA.
Par ailleurs, après le coup d’État de janvier 1992, auquel l’UGTA a apporté tout son soutien, l’appareil syndical se rend avec armes et bagages. Malgré la multiplication des plans sociaux, les travailleurs sont livrés à eux-mêmes. Contraints alors de rompre avec la centrale syndicale, les travailleurs s’organisent, cahin-caha, autour des syndicats autonomes, tels que le SNAPAP, le CNES, etc. Toutefois, l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika au pouvoir ne fait que compliquer la situation du mouvement syndical, et ce, bien que le régime claironne que tout va bien. Et paradoxal que cela puisse paraitre, c’est qu’en dépit de l’aisance financière, la situation des travailleurs reste précaire. Une situation à laquelle l’UGTA fait la sourde oreille. D’ailleurs, dans une déclaration du front syndical libre, les rédacteurs regrettent que l’UGTA serve de « courroie de transmission aux décisions du pouvoir et du patronat, tout en leur faisant croire qu’ils se battaient pour arracher l’essentiel aux représentants de l’État. »
Lors des événements nord-africains de 2011, ayant emporté plusieurs dictateurs, le patron de l’UGTA, Abdelmadjid Sidi Saïd, avertit qu’ « aucune personne n’a le droit de perturber le pays. » Ce qui signifie que l’appareil de l’UGTA serait du côté du pouvoir si jamais il y avait des troubles. Récemment encore, la centrale syndicale, en outrepassant ses prérogatives, soutient sans vergogne la candidature d’A. Bouteflika. Ainsi, pour peu que les intérêts personnels soient préservés, l’obéissance se manifeste avec un large sourire. Aissat Idir, le fondateur de l’UGTA, qui a été torturé par les paras français pour avoir combattu l’injustice, va subir une seconde mort en voyant ce qui est advenu de l’UGTA.
Pour conclure, il va de soi que le mouvement syndical a du mal à exister en toute autonomie. Le pouvoir politique empêche en effet les travailleurs de se donner les moyens de choisir librement ses représentants. Bien que ces derniers tentent tant bien que mal de créer des syndicats autonomes, les autorités du pays ne veulent pas lâcher la bride. Pour eux, tous les Algériens qui n’applaudissent pas le système ne sont pas dignes d’être représentés. Du coup, la seule consolation pour les travailleurs, c’est de dire que toutes les organisations subissent le même sort.
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