Au quatorzième siècle, La Kala’at Beni Salama, dans l’actuelle wilaya de Tiaret, fut le refuge du grand maître et érudit Abderrahmane Ibn Khaldoun.
La première question qui vient à l’esprit est pourquoi cet historien, philosophe, diplomate et homme politique ifriqiyen de renom, né à Tunis en 1332 et issu d'une famille andalouse d'origine arabe dont les aïeux s’étaient illustrés dans de hautes fonctions à Séville, se rendait-il si loin de Tlemcen où il était enseignant pour, au-delà du massif de l’Ouarsenis, aller vers Frenda et ses hauts plateaux à vocation agro-pastorale?..
Un refuge historique
« Parce qu’Ibn Khaldoun en tant qu’intellectuel avait des problèmes avec les sultans du Maroc, de Tlemcen et Pierre le cruel d’Espagne », nous répond Mahmoudi Amar, enseignant de linguistique à l’université de Tiaret qui s’est fait notre guide. Il poursuit : « L’intellectuel Ibn Khaldoun les gênait ; on voulait le supprimer. Cela se passait vers 1375. Pour cela on monta un subterfuge en lui demandant d’aller incorporer une armée à Biskra. Sur le chemin il devait être intercepté. Mais en route il pressentit le piège et on l’informa que des brigands devaient le tuer. Arrivé dans la périphérie de Zemmoura, dans la région de Ighil Izane (Relizane), il s’est rappelé qu’il avait un ami à Kala’at Beni Salama, Abu Bakr Ben ‘Rif fils de Salama. Il l’a contacté et a ainsi rejoint dans cette bourgade qui fut refondée sur un vieux site bèrebers par les Bani salama au XIème siècle..
On lui offrit un palais dans la région mais n’en voulut pas ; il préféra se refugier dans une grotte pour passer inaperçu. Dans cette grotte spacieuse située juste en dessous de la Kala’a, il écrivit un livre extraordinaire « Les prolégomènes » ou la « Mukaddima » sur une durée de plus quatre ans. Un livre pour lequel on lui avait alors injustement reproché de s’être inspiré du grand philosophe grec Aristote quant à l’influence climatologique sur l’attitude des populations et leurs actions»…
Paroles d’Ibn Khaldoun lui-même
Dans son autobiographie (Le Voyage d’Occident et d’Orient) dont la dernière version est écrite peu avant sa mort le 19 mars 1406 au Caire, Ibn Khaldun relate les conditions de son séjour à la Kala’at Beni Salama.
« Ayant de nouveau besoin du concours des Dawâwida [tribus arabes du Maghreb central], le sultan Abû Hammû [Musa Ibn Yusuf, sultan abdelwadide de Tlemcen, 1352/1386] m’appela à la cour et me chargea d’une mission auprès de ces derniers. J’en fus alarmé. Je décidais en moi-même de ne point m’occuper de cette affaire, ayant opté pour le renoncement [à la vie de palais] et une vie loin du monde ; mais, je fis mine d’accepter, et quittais Tlemcen. Parvenu à al-Bathâ’, je bifurquais à droite, vers Mendès [sud-est de Relizane vers Tiaret], et regagnai les tribus des Awlad ‘Arif, qui résidaient à l’est du mont Guzul. Elles me reçurent à bras ouverts. Après quelques jours, elles firent venir ma famille de Tlemcen, et surent m’excuser auprès du sultan de ne pouvoir m’acquitter de la tâche qu’il m’avait confiée. Je fus installé avec ma famille à la Qala’at Ibn Salama, dans le pays des Banu Tûjin que le sultan avait concédé en iqta’ aux Awlad ‘Arif. J’y résidais pendant quatre ans, délaissant le monde et toutes ses préoccupations. C’est là que je commençai la rédaction de mon ouvrage et que j’en achevais l’Introduction (al-Muqaddima) ; je conçus celle-ci selon un plan original qui me fut inspiré dans la solitude de cette retraite : mon esprit fut pris sous un torrent de mots et d’idées que je laissai décanter et mûrir pour en recueillir toute la moelle « (p. 141/142)
Mme Mériem Mahmoudi (épouse de notre guide) qui reproduit le facsimilé de ce manuscrit dans son livre (« Quand Qalaat ibn Salama raconte Ibn Khaldoun ») écrit sur ce document conservé en Espagne, bibliothèque Real de El Escorial : « Son Kalem trempé dans le smaq sillonne soigneusement le parchemin, laissant des traces indélibiles, imprégnées de sciences et chargées d’histoire » (p. 107)
Et telle une séquence de film….
Smail Goumeziane dans son livre « Ibn Khaldoun, un génie maghrébin » (EDIF 2000, 2006, p. 24) imagine ce héros « … à l’étape décisive de sa vie. Enfermé dans sa tour d’ivoire, sans autre véritable documentation que son expérience et sa mémoire. Ibn Khadoun entama l’écriture d’Al Muqaddima, selon un plan qu’il élabora dés le début de sa retraite, et plus largement la première version du Kitab El Ibar, son Histoire universelle. Parfois, lorsqu’il s’accordait des pauses, il lui arrivait probablement de discuter avec son ami, le chef de tribu [Abu Bakr Ben ‘Rif fils de Salama] ». Et donnant la parole à Ibn Khaldoun sur la base de ses propres écrits, celui-ci dit : « Les ignorants qui se targuent d’être historiens se contentent de transmettre des faits bruts, mais c’est à la critique de trier le bon grain de l’ivraie…. Et même lorsqu’ils parlent d’une dynastie particulière, ces ignorants racontent son histoire telle qu’elle leur a été transmise. Ils ne se soucient pas de savoir si elle vraie ou fausse. Ils ne se demandent pas pourquoi telle famille a pu accéder au pouvoir. Ils ne disent pas pourquoi, après avoir brillé pendant quelques générations, telle dynastie finit par s’éteindre. Ils ne clarifient rien, et le lecteur doit par lui-même chercher une explication convaincante à la marche de l’histoire et aux changements du temps »…
Ce que l’on pourrait dire de bon nombre de discours médiatiques d’aujourd’hui, n’est-ce pas ?...
La Muqaddima, en quelques mots
Nous demandons à monsieur Mahmoudi de nous résumer les grands traits de cette œuvre entièrement écrite à la Kala’at Beni Salama .
« La « Muqaddima » est la première œuvre générale et systématique de sociologie connue de l’humanité. C’est Ibn Khaldoun qui invente le terme de «‘assabiya », qui définit le lien parental, génétique entre les tribus dont une des conséquences est que l’opinion n’est pas d’ordre individuel mais celle du groupe, sociale. Il est l’auteur de la phrase célèbre qui sera répétée et reproduite partout bien après lui à savoir que « Le vaincu imite toujours le vainqueur ». Complexé, humilié, le vaincu s’adapte aux manières de son maître qu’il veut rattraper en le mimant.… »
« Alors que l’Europe baignait dans les ténèbres du moyen-âge, ce maghrébin pensait déjà à la pédagogie en tant que science. Ayant vécu plusieurs années à Séville, sa ville préférée, il fit une étude comparative sur ce qui se passait en Andalousie et ce qui se passait de façon dogmatique à la même époque en Afrique du Nord en matière d’enseignement et d’apprentissage. A ce propos dit-il : « L’enfant n’est pas un vase à remplir mais un organe à fortifier ». Une belle phrase qui allait être elle aussi largement reprise, tout comme celle, subtile, où il dit : « Trop de mots n’engendrent des maux. Il y a la paille des mots et le grain de la chose ». Ce qu’un Montaigne dira à sa manière mais plus de deux siècles plus tard… Et l’œuvre monumentale d’Ibn Khaldoun découverte en Occident au milieu du XXème siècle à peine….»
Ce qui me rappelle voyageur que je suis, un morceau de poésie intitulé « Mort d’Ibn Khaldoun » écrit par Atiq el Waraq et que cite Bachir Hadj Ali dans son recueil « Mémoire clairière » de 1978 :
« Mais voici leur sinistre cortège :
« Ils enterrent « l’aurore » de nuit et
S’en retournent sans « aurore »
Dans l’attente (vaine) du matin »
« Ils », pour le grand poète exprimant sa reconnaissance à Ibn Khaldoun pointe certainement les dignitaires de son époque que la science et le savoir dérangeaient et qu’ils auraient voulu bannir à jamais d’un revers de main…
Abderrahmane Djelfaoui
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