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11/10/2015

C'est l'amazighité qui nous distingue du reste du monde

MUSTAPHA BENKHEMOU, LINGUISTE, À L'EXPRESSION

"C'est l'amazighité qui nous distingue du reste du monde"

Mustapha Benkhemou, militant de la cause amazighe, ancien compagnon de Mouloud Mammeri, est l'un des rares, sinon le seul Algérien à avoir une maîtrise parfaite des différentes variantes de tamazight (kabyle, chaoui, chenoui, targui, mozabite). Il dresse dans cet entretien un bilan du combat identitaire qu'il juge «positif», mais, tout comme bien d'autres inconditionnels de l'amazighité de l'Algérie, il considère qu' «il est temps de passer de la revendication à la construction».

L'Expression: 35 ans après le premier cri ayant revendiqué tamazight, quel bilan faites-vous du combat identitaire amazigh?
Mustapha Benkhemou: Même si la concrétisation du combat amazigh s'est faite en 1980, celui-ci a commencé bien avant, en 1949, avec ceux que l'on a appelé les berbéro-matérialistes. Ceux-ci ont fait quelque chose d'extraordinaire, car poser le problème identitaire à une époque où l'Algérie était sous l'influence extrême de l'Orient qui confinait l'identité algérienne dans les deux seules dimensions arabe et musulmane n'était pas une mince affaire. Ils ont payé cher cette position.
Même le congrès de la Soummam qui était pourtant rassembleur, s'est laissé glissé dans une logique jacobine qui, indirectement, a entraîné la mise à mort de Benai Ouali, Mbarek Ait Menguellet, Amar Ould Hamouda, etc. Avril 1980, c'était le prolongement du combat initié par ceux-ci. A cette époque, dès que quelqu'un parlait dans la rue en tamazight, n'importe quel quidam lui intimait l'ordre de changer de langue. Aujourd'hui, la situation a complétement changé.
Il existe des comportements hostiles, tamazight par-ci par-là, mais ce sont des cas isolés. Le combat a fait que, aujourd'hui, que l'on soit pour ou contre politiquement, la question amazighe n'est plus rejetée viscéralement comme avant.

Certains disent que la société algérienne est complètement décomplexée par rapport à la question amazighe ce qui ne justifie plus l'engagement militant en sa faveur dans son expression classique. Est-ce vrai?
Cela reste relatif. Tout ce qui peut améliorer l'estime de soi doit continuer à être fait. Mais, à côté, revendiquer sans nulle perspective concrète, cela ne sert à rien.
Dans les sorties que nous faisons sur le terrain dans le cadre de la mise en place des conditions nécessaires pour l'élaboration d'un dictionnaire des parlers amazighs d'Afrique du Nord, nous constatons que la question amazighe a réalisé de grandes avancées. Dans les régions où il existe une masse critique de locuteurs berbérophones, il n'y a nul problème.
Dans les autres régions par contre, les gens vivent la question berbère difficilement. Mais le travail de terrain que nous faisons, est suivi généralement d'émissions radiophoniques et télévisées sous l'égide du Haut Commissariat à l'amazighité.
Dans chacune des régions que nous avons visitées, l'estime de soi des populations que nous avons rencontrées s'est multipliée par 10 à notre retour. Même si ils ne parlent pas tamazight, les Algériens ont une conscience profonde de leur amazighité et demandent que leurs enfants étudient cette langue à l'école. Ce qu'il convient de faire aujourd'hui, c'est de continuer à décomplexer davantage les gens, à améliorer leur estime de soi.
Il y a un projet entre le HCA et le ministère de l'Education nationale qui travaillent à la généralisation de l'enseignement de tamazight. Pour que cette démarche aboutisse, il faut que les bacheliers de toutes les régions du pays se forment en tamazight pour qu'ils puissent prendre en charge son enseignement dans leur région, ce qui facilitera la tâche du ministère de l'Education nationale.

Ne pensez-vous pas que l'amazighisation de l'environnement est une étape importante dans le développement de tamazight?
Nous sommes dans la phase intermédiaire entre la revendication et la construction. Permettre à tamazight d'être sur les frontons des immeubles et dans les rues, c'est important. Il y en a qui l'ont fait d'une façon volontariste et il y en a qui veulent le faire certainement mais qui ont peur des représailles, notamment de l'administration fiscale. Mais, à présent, cela fait partie des projets du HCA. Car, effectivement, l'intégration de la dimension amazighe de l'Algérie est plus facile pour un enfant qui évolue dans un environnement où tout est écrit en tamazight que dans un autre contexte. Mais tant que tamazight traîne l'étiquette de la revendication, son intégration dans notre environnement social sera difficile.
L'élaboration des labels commerciaux en tamazight est un acte engagé que les industriels ne peuvent pas toujours assumer de peur, légitimement d'ailleurs, de susciter des réactions qui peuvent leur être fort préjudiciables. C'est pourquoi je dis qu'il est temps de passer à la phase construction.

N'est-il pas temps qu'une volonté politique vienne décomplexer une fois pour toutes les Algériens par rapport à cette question à travers l'officialisation de tamazight?
J'espère que cela viendra bientôt. Mais même si elle tarde, elle viendra de toute façon un jour, tôt ou tard, car, fondamentalement, ce qui distingue l'aire géographique à laquelle on appartient, à savoir l'Afrique du Nord, des autres régions du monde, ce n'est ni l'islam ni l'arabe puisqu'il existe des millions de musulmans et d'Arabes partout ailleurs, c'est bien tamazight. Donc, il est anormal que tamazight qui constitue l'essence de l'identité de toute l'Afrique du Nord soit occulté. C'est stratégiquement fondamental.

Pour ce qui est de la production, qu'en pensez-vous?
J'ai rencontré plusieurs personnes qui ont écrit de belles choses, mais qui les stockent chez eux. Toutefois, le HCA s'attelle à prendre cet aspect en charge à travers la mise en place d'un mécanisme approprié.

Par endroit, on essaie de nous faire croire que tamazight n'est pas une et qu'elle est subdivisée en plusieurs catégories (kabyle, chaoui, chenoui, mozabite, touareg, etc.). A l'aune de ceci, pensez-vous qu'une standardisation est possible?
M'étant spécialisé très jeune dans l'intercompréhension des différentes variantes de tamazight, je prends n'importe quel locuteur de ces différentes variantes, je lui donne quelques clés et vingt minutes après, il parlera et comprendra très bien toutes les autres variantes. Cela paraît invraisemblable mais possible. Les différences entre les variantes sont essentiellement d'ordre phonétique, la syntaxe étant absolument la même, hormis pour ce qui est, dans une certaine mesure, du targui qui constitue pour les autres variantes un peu ce qu'est le latin pour les langues latines. Etant en effet à l'écart, les Touareg n'ont pas été impactés par les différentes langues qui ont traversé le nord de l'Algérie.
Il est vrai par contre que le manque de contact entre les différentes variantes qui évoluent séparément a créé des fossés d'incompréhension qui grandissent de plus en plus, mais cette dialectisation dont souffre tamazight est facilement surmontable.
C'est déjà en cours. La standardisation se fait sur le terrain grâce aux contacts et aux interpénétrations des différentes variantes. Les médias jouent aussi un rôle important. Ceux qui disent que cela n'est pas possible sont dans l'idéologie et veulent exploiter cette question pour des buts autres que ceux proclamés, à savoir la promotion et le développement de tamazight.

Un cadre académique est tout de même nécessaire, non?
En effet, un cadre académique est nécessaire. La question est en maturation. Rien n'est encore décidé. Mais l'existence d'un cadre est vraiment indispensable. Tout au minimum un groupe de travail mandaté pour mener scientifiquement l'entreprise de standardisation. Sinon, on risque de tomber dans des aberrations comme celles qui ont été commises auparavant. «Tachekouft n oumezgun», ce néologisme a été créé par l'Académie berbère.
Cette association avait fait bien de belles choses mais n'avait pas les compétences scientifiques requises pour toucher à la langue. Ce néologisme est un calque parfait de l'expression française «pièce de théâtre» alors que le mot amazigh le plus approprié pour désigner ce signifiant est «tamezgount». L'Académie berbère a proposé aussi pour «chimie» le mot «ahechkoul», vous imaginez? Donc, la standardisation doit être menée par des scientifiques et non par des militants.

Vous dirigez avec deux autres cadres du mouvement amazigh, Djamel Nehalli et Arezki Graine en l'occurrence, une équipe de jeunes chercheurs qui travaillent pour l'élaboration d'un dictionnaire de tous les parlers berbères d'Afrique du Nord, où en êtes-vous?
Dans un premier temps, l'objectif est de mettre en place un réseau national pour impliquer toutes les régions du pays, y compris celles qui d'apparence semblent non amazighophones car, contrairement à ce qu'on pense, c'est dans ces régions que l'on trouve les mots les plus anciens.
Mettre, en deuxième temps, les conditions d'un bon déroulement de ce travail. Il s'agit donc de recueillir du vocabulaire mais aussi de recréer l'estime de soi au sein des populations du pays. Mais, en plus de cela, tout ce qui a été fait jusque-là sera intégré à notre travail. Combien de temps prendra ce travail pour arriver à sa fin? Eh bien, on ne finit jamais un dictionnaire. C'est un travail permanent.

Par Amar INGRACHEN
l'èxpression dz

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