Par Ait Benali Boubekeur
« Écrire l’histoire, c’est consentir à parler de frères qui ont exercé des responsabilités, lourdes parfois, et à juger leur action ; c’est être amené à évoquer en termes critiques des personnalités dont le nom s’est transformé en tabou quasi intouchable chez beaucoup », Ben Youcef Ben Khedda, « Les origines du premier novembre 1954 ».
Un demi-siècle après l’indépendance de l’Algérie, l’étude des événements historiques reste la chasse gardée du pouvoir. Bien qu’aucun domaine n’échappe au verrouillage, le monopole de l’État sur l’écriture de l’histoire, travers le contrôle des mass-médias, est flagrant. Dans ce domaine, la liberté du citoyen –et c’est le moins que l’on puisse dire –est contrôlée par le pouvoir afin qu’il ne remette pas en cause sa légitimité, acquise dans des circonstances troubles.
Par ailleurs, bien que les langues se délient peu à peu, il n’en reste pas moins que les Algériens n’arrivent pas encore à débattre sereinement de leur passé. Pour l’éminent sociologue, Lahouari Addi, « la réponse réside dans le fait que le régime actuel est issu de cette guerre et ses dirigeants ont été protagonistes des conflits internes au FLN qu’ils refoulent ». En effet, en 1962, ceux qui ont contribué à la mise à mort de l’instance légitime de la révolution, en l’occurrence le GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne), sont encore aujourd’hui aux responsabilités. Par conséquent, dans les différentes célébrations, tous les intervenants parlent de la même voix. En tout cas, pour qu’il n’y ait pas de fausse note, ceux-ci sont tout bonnement triés sur le volet. Du coup, jusqu’au jour d’aujourd’hui, l’accès aux médias lourds n’est ouvert qu’à ceux qui louent le régime.
D’une façon générale, pour que le citoyen n’entende qu’un son de cloche, les vainqueurs du conflit de l’été 1962 s’arrogent arbitrairement la mémoire collective. Ainsi, bien que des militants nationalistes, aux valeurs patriotiques indiscutables, aient joué des rôles majeurs pendant la guerre, le fait qu’ils ne soient pas du côté des vainqueurs en 1962 les relègue à l’oubli. Et les téméraires sont soit forcés à l’exil soit éliminés physiquement. « Les procédés d’ostracisme à l’égard d’éminents acteurs de la Révolution algérienne, comme la mise entre parenthèses de certains épisodes « difficile » qui ont affecté douloureusement le cours de cette Révolution, pervertissent l’histoire en l’opacifiant… On s’abstient de les citer quand on ne pousse pas l’aberration jusqu’à frapper d’interdiction toute référence claire à ceux dont l’évocation gêne encore les puissants du moment », note à juste titre le pharmacien de Blida.
De toute évidence, les vainqueurs empêchent sciemment l’éclosion de la vérité. Pour dérouter les nouvelles générations, ils mettent en valeur des figures servant dans l’immédiat leurs intérêts. « Ils construisent une histoire de la guerre de libération qui a commencé en novembre 1954 et qui s’est terminée par la victoire en 1962 et dans laquelle les Algériens et les responsables étaient unis », écrit Lahouari Addi. Montant de faux récits, les rédacteurs de l’histoire officielle accordent ainsi une même place, voire même une surestimation de leur rôle, à tous les mouvements avant le déclenchement de la lutte armée. Pour Ben Youcef Ben Khedda, « ceci est absolument inexact, car, hormis le PPA-MTLD, ces partis ou formations n’ont jamais songé à aborder le problème algérien sous l’angle d’une libération par les armes et, pour certains d’entre eux, l’idée même d’indépendance était une utopie irréaliste.»
En tout état de cause, et dans le souci de rétablir la vérité, Ben Youcef Ben Khedda explique que la solution d’en découdre avec le système colonial ne fut portée que par le seul PPA-MTLD. Cela dit, bien que les vainqueurs de l’été 1962 édulcorent le récit en accordant notamment un rôle déterminant aux Oulémas, les vrais acteurs, par devoir de mémoire, ne laissent pas passer de telles contre-vérités. Ainsi, quand les rédacteurs des manuels scolaires notent que « la prise de conscience politique du peuple algérien a été l’aboutissement naturel de l’action menée par l’Association des Oulémas », cela relève uniment du travestissement de histoire. « Ben Badis lui-même dont nous vénérons la rectitude et respectons le savoir est volontiers décrit sous tous les traits d’inspirateurs et, pour tout dire, de père spirituel de la Révolution de Novembre. Une telle façon de voir, motivée par des raisons de pire opportunisme politique et un certain subjectivisme non dénué d’arrière-pensées, contribue à répandre, chez les jeunes notamment, une vision complètement déformée des événements et des hommes », argue Ben Khedda.
En somme, le fait que la force soit érigée en source de pouvoir explique la mainmise du régime sur tous domaines. Même la mémoire n’échappe pas à leur contrôle. Pour ce faire, ils utilisent tous les moyens pouvant les aider à transmettre une histoire étriquée. Ainsi, les grands médias, l’école, une certaine presse sont entre autres des supports à travers lesquels ils diffusent leurs récits. Et sans les témoignages des hommes courageux, à l’instar de Ben Khedda, Ferhat Abbas, Hocine Ait Ahmed, Mohamed Harbi, etc., on aurait pris des vessies pour des lanternes.
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