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7/03/2014

le corail algérien à l’époque ottomane

Le corail faisait partie des quatre articles qui, du XVIe au XIXe siècles, constituaient le fonds essentiel du commerce international algérien, avec le blé, la laine et le cuir. A partir du milieu du XVIe siècle, il était exploité, en exclusivité, par des compagnies françaises (en fait corses à l’origine) établies dans l’Est algérien. D’ailleurs, si la compagnie du Corse Thomas Lenche avait été créée en 1552, c’était d’abord en vue d’exploiter les riches fonds en corail de l’Est algérien.


«C’est à la pêche du corail que cette compagnie doit sa première existence », écrit le voyageur Poiret en 1785, puis il ajoute : « Cette pêche fut longtemps la base et le fondement de son commerce. C’était une récolte dont le produit calculé était réputé invariable, qui seul procurait et la rentrée des dépenses que nécessite un grand établissement, et les bénéfices qu’il doit donner : mais alors la pêche était constamment abondante et belle, les frais d’exploitation étaient beaucoup moindres, les débouchés autant et peut-être plus avantageux ; et quelque révolution qu’éprouvassent les autres branches du commerce de la compagnie, la pêche du corail suffisait pour la maintenir, sinon dans un état florissant, au moins dans cet état d’équilibre et de solidité dont une compagnie de commerce ne doit jamais sortir. » « Depuis un certain nombre d’années, cette pêche a toujours été en décroissant », ajoute-t-il enfin.
Exploitation archaïque des fonds coralliens
Pour résumer cet auteur, retenons que les profits réalisés sur le corail suffisaient à assurer les frais d’administration de la compagnie en temps normal et qu’ils constituaient une part substantielle du total dans les bonnes années. Au XVIIIe siècle, les profits sur la pêche du corail ont régressé à cause d’une augmentation des frais d’exploitation. Ce que Poiret ne dit pas, c’est qu’une exploitation archaïque des fonds coralliens et une contrebande importante avaient assurément bien plus pesé, nous allons y venir. Un mémoire anonyme du 27 janvier 1794 qui traite, entre autres, de la compagnie commerciale française, active depuis 1741, va dans le même sens que Poiret :
« La pêche du corail formait aussi une branche importante du commerce de la compagnie. Elle suffisait même dans les années ordinaires, pour couvrir les dépenses de ses établissements, qui s’élevaient chaque année environ à 400 000 francs. » Masson, l’auteur d’un ouvrage classique sur le commerce français en Afrique du Nord avant 1830, avait en revanche un avis différent. Pour lui, « le commerce du blé avait eu une importance capitale » dès la création de la Compagnie de Lenche au milieu du XVIe siècle, « le corail n’avait été qu’un prétexte ». Qu’en était-il réellement ? Selon nous, il y a eu effectivement une crise du corail, mais contrairement à ce que dit Poiret, elle est antérieure au XVIIIe siècle. Quant à l’assertion de Masson, elle est difficilement recevable, car il n’y a eu crise du corail dans les concessions de l’Est algérien qu’après la période florissante de la Compagnie de Lenche. En effet, ce n’est qu’à la suite de la destruction des établissements français, en 1604, que la crise est intervenue. La destruction des comptoirs français était due à des impayés de la part des Français, à la contrebande, notamment de blé, au fait que les bâtiments marchands français protégeaient des marchandises appartenant à des ennemis d’Alger et enfin, au fait que des Algériens étaient toujours réduits à l’état de captivité à Marseille alors que la France et l’Algérie étaient en paix. En revanche, avant 1604, El Kala était le point central des pêcheries de corail. Les auteurs arabes comme Al Muqaddasî, Ibn Hawqal, Al Idrîsî ont noté l’importance de ses fonds coralliens et la beauté du corail extrait, plus beau que celui de Sicile, par exemple. En trafiquant dans les concessions de l’Est algérien, les Lenche de Morsiglia, des Corses qui se sont installés à Marseille, en 1533, sont devenus en une génération la quatrième fortune du port (140 000 écus en 1588). Le corail semble avoir été au centre de cet enrichissement rapide, les Lenche revendant 6 l. la livre de corail payée 12 sols.
El Kala, point central des pêcheries de corail
Au XVIe et au XVIIe siècle, le corail était très demandé par les Asiatiques, particulièrement par les Hindous. Il servait de monnaie d’échange aux navigateurs européens qui le détenaient. En même temps qu’il leur fournissait un fret, il leur permettait de se procurer des épices et des soieries sans avoir à déplacer des métaux précieux. Les opérations de Lenche et de ses associés se dessinaient sur le schéma suivant :
1°- Pêche du corail en Afrique du Nord
2°- Echange en Afrique du Nord de marchandises manufacturées contre des produits autochtones
3°- Echange sur les marchés d’Alexandrie (quelquefois d’Europe) du corail contre des produits orientaux (épices, soieries, etc.).
En Europe, le corail était également très demandé. Il servait à la fabrication des parures de femmes et pour la confection des patenôtres (chapelets) ; il entrait aussi dans la pharmacopée contre les épanchements sanguins. La destruction des établissements français en 1604 et la guerre franco-algérienne qui a suivi ont perturbé profondément le commerce marseillais du corail. Les lettres patentes du 16 février 1620 autorisant Aubert Gardanne, de Marseille, à aller pêcher le corail sur les côtes du Liban (possession de l’émir Fakhr al-dîn), en font foi : « C’est un négoce et trafficq tellement nécessaire et utille à nostre dicte ville de Marseille que depuis que ladicte pesche a cessé du costé de Barbarie (nom souvent donné par les Français à l’Afrique du Nord) une partie des habitants d’icelle ville quy travailloient audict corail ont esté constrainctz les ungs de quicter et se retirer, les autres de changer de voccation. » Lorsqu’un certain chevalier de Clerville parle d’une Inde en évoquant le comptoir algérien de la Compagnie de Lenche, on est en droit de se demander si les profits sur la vente du corail, plus que ceux faits sur le blé, en étaient la raison. On trouve dans une lettre de 1617, traitant de ce comptoir dans les années de paix, qu’il « est incroyable de dire de quel revenu il était pour la grande quantité de blés et à bas prix qui s’en enlevait sans les cuirs, les chevaux et les cires » sans néanmoins que cela ne nous permette de savoir lequel du blé ou du corail était le plus profitable à la Compagnie de Lenche. En revanche, nous pouvons constater qu’une crise du corail n’est apparue qu’après la destruction du bastion en 1604 et semble s’être aggravée à partir du milieu du siècle. Vers la fin du XVIIe siècle et selon Jacques Savary, l’auteur du Parfait négociant, l’intérêt pour le corail a diminué et son commerce n’était plus aussi intéressant qu’à ses débuts ; « alt tempi, alti cure », écrit-il. Il explique tout par les changements de modes : « Il y a des marchandises qui dépendent de l’opinion commune et du caprice des hommes (…), par exemple, l’ambre était autrefois en France, aussi bien que le corail, en grande considération, parce que les demoiselles de ville, mêmes celles de qualité, en faisaient des colliers et des bracelets, et elles en voulaient même avoir des chapelets, mais il n’est plus guère en usage depuis qu’on a si bien imité, au temple, les perles et les diamants, et une fille de bourgeois de Paris croirait aujourd’hui passer pour une fille d’artisan ou soubrette, ou une provinciale, si elle portait un collier, des bracelets et un chapelet d’ambre et de corail et les femmes, même de toutes les autres villes du royaume, ne veulent plus s’en parer, parce qu’elles imitent, autant qu’elles peuvent, les dames et demoiselles de Paris. » Paris devenant la capitale européenne de la mode, les femmes européennes ont également rejeté le corail par imitation des Parisiennes. Par conséquent, celui-ci trouvait moins de débouchés dans toute l’Europe. En France, il ne servait plus que comme remède à certaines maladies. Si, à la fin du XVIIe siècle, le corail des concessions était coté plus bas que celui de Provence ou de Catalogne, au XVIIIe siècle, « le corail uni, bien rouge, non carié », d’Afrique du Nord, était devenu préférable au « blanc, noir ou d’un rouge pâle » des côtes méditerranéennes de l’Europe, pourtant cela n’avait cependant pas suffi à redresser le commerce du corail. Ainsi, à aucun moment du XVIIe ou du XVIIIe siècle, le corail n’a joué un rôle aussi prépondérant qu’on ne le croit dans le trafic des concessions de l’Est algérien. Au début du XVIIIe siècle, sans doute à cause de la décadence de la pêche à El Kala, entre les mains de la Compagnie des Indes, l’industrie du corail a disparu de Marseille pour passer à Gênes puis à Livourne. Ainsi, en 1730, on constate qu’à El Kala, les bateaux corailleurs sont passés de quarante à vingt-six ou vingt-sept. De même, les manufactures de corail à Marseille sont passées de quarante à deux.
Même si la pêche du corail apportait des bénéfices plus constants, moins aléatoires, par rapport au commerce du blé, par exemple, beaucoup plus sensible à la conjoncture, il est certain que, depuis la création de la Compagnie royale d’Afrique en 1741, jamais la valeur des ventes de corail n’a atteint celle des grains, des cuirs et des laines. A partir du milieu du XVIIIe siècle, les pêcheurs se plaignent de la rareté du corail dans les parages d’El Kala. Cela était dû à une exploitation archaïque des fonds coralliens. Au XIe siècle, en effet, on tramait déjà sur les fonds ces filets attachés à une croix de bois, qu’on employait à la fin du XVIIIe siècle, procédé qui dévastait les fonds de corail et qui avait fini par les épuiser.
En 1745, le bilan de la pêche était médiocre : 7 200 livres pêchées avaient produit une somme de 72 000 livres. Tous les frais de la pêche avaient dépassé cette somme. L’activité s’est relevée à partir de 1752. Jusqu’en 1760, le produit moyen était d’environ 11 000 livres de Marseille ; au cours des cinq années qui ont suivi, il s’est élevé à plus de 15 700 livres et a atteint par la suite 25 000 livres environ (180 caisses de corail), ce qui donnait un profit d’à peu près 150 000 livres. On passe de quatorze bateaux équipés pour la pêche en 1753 à vingt-trois en 1759, trente-deux en 1777 et trente-huit en 1780. Néanmoins, on note une nouvelle régression de la pêche à partir de 1784. Cette année-là, 297 pêcheurs de Naples menaçaient un corail, déjà en petite quantité et de moins bonne qualité. C’est dans ce contexte qu’il faut lire le passage de Poiret cité au début de notre propos, passage auquel il faut ajouter cette autre observation de l’auteur concernant la pêche du corail en son temps : « Aujourd’hui, elle est à un tel degré de pénurie, les qualités sont si faibles, si minces, que la situation de la compagnie est totalement subordonnée au commerce des grains et de la laine, auquel elle joint celui des cuirs et de la cire, quoiqu’elle retire un bien faible profit de ces derniers articles. La laine, l’orge et le blé sont les denrées sur lesquelles la compagnie gagne le plus. »
Les choses s’aggravent après l’intégration de la Corse à la France, en 1768 ; des pêcheurs de cette île s’installent dans les concessions et se livrent à une contrebande de grande ampleur, car la compagnie ne les payait pas assez. Au milieu du XVIIIe siècle, une ou deux maisons de Marseille achetaient la totalité du corail de la compagnie pour le revendre aux Italiens puis l’achat du corail a fini par devenir un monopole des frères Audibert associés à une maison de Livourne. Enfin, au début des années quatre-vingt, la compagnie a signé un bail avec Miraillet, Remuzat & Cie pour la vente de ses coraux pendant dix ans. Ces derniers avaient créé une manufacture à Marseille. Seulement, les pêcheurs corses ont obtenu la liberté de pêcher sous certaines conditions, mais ont vendu la totalité de leur pêche en Italie. Ainsi, pour toutes les raisons que nous avons évoquées, la compagnie a vu le produit de la pêche péricliter à partir de 1783. De cette date à 1789, la moyenne annuelle de la vente a été de 65 caisses. En 1789, la compagnie a reçu 63 caisses, 46 en 1790, 49 en 1791 et seulement 20 en 1792, avec la mention, « corail de la basse qualité ». Le 7 septembre 1791, les directeurs de la compagnie ne peuvent que constater l’anéantissement presque total de la pêche du corail.
Après la signature de la paix franco-algérienne de 1801, la pêche est octroyée à une société particulière dont le siège était à Ajaccio. Cinq ans plus tard, en 1806, les concessions ont été livrées aux Anglais, et ce, jusqu’en 1817. Ces derniers n’ont pas fait grand-chose pour redonner une animation au commerce des comptoirs. Les tentatives du Français Paret entre 1822 et 1827 pour restaurer El Kala détruite en 1798, en raison de l’invasion de l’Egypte par la France, ont été sans lendemain. Les pêcheurs de corail n’y demeuraient plus après les pêches de l’été et de l’hiver

par Ismet Touati
le reporters

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