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7/06/2014

le commerce du blé entre l’Algérie et la France au XVIIIe siècle

L’historiographie coloniale a transmis une image dominante de l’Algérie de l’époque ottomane : celle d’un repaire de corsaires vivant et s’enrichissant surtout de rapines sur la Chrétienté[1]. Or, ce qui était vrai aux siècles de forte activité corsaire, les XVIe et XVIIe siècles, ne l’était plus au XVIIIe siècle. En effet, après avoir atteint son apogée au cours d’une période qui s’étend de 1580 à 1640, environ, la course algérienne déclina. Les causes principales de ce déclin sont liées à une riposte efficace des puissances européennes contre les corsaires algériens : la contre-course, le développement de la marine européenne, la circulation en convois, le bombardement des ports algériens, limitèrent sérieusement le rapport d’une activité jusque-là particulièrement florissante.

Pour compenser la perte des revenus de la course, les autorités ottomanes encouragèrent la production de blé pour l’exportation.

L’effacement de l’activité corsaire au profit des exportations nous permet alors de parler d’un Siècle du Blé pour reprendre l’expression de Lemnouar Merouche[2]. En effet, après un Siècle de la Course (v. 1580-v. 1695) durant lequel la revente des produits de prise constitua la principale source d’enrichissement d’une minorité de notables algériens, après une période de transition (v. 1695-v. 1725) durant laquelle les dirigeants algériens en furent réduits à l’expédient de la guerre contre les voisins maghrébins, après ces deux périodes apparut un Siècle du Blé durant lequel cette denrée fut la principale source d’enrichissement d’une petite catégorie de privilégiés.

L’augmentation de l’offre grâce à la politique d’encouragement aux emblavements ne saurait expliquer à elle seule l’essor des exportations de blé algérien. Cet essor s’explique aussi en grande partie par la hausse concomitante de la demande européenne tout au long du siècle, suite à l’accroissement démographique de l’Europe au siècle des Lumières. Les prix à l’exportation augmentèrent donc rendant ainsi très rentable le développement d’une production destinée à l’exportation.

La demande française fut le principal moteur de la production pour l’exportation, et le négoce français, le principal intermédiaire dans la commercialisation de ce blé en Europe.

À partir de 1725, environ, l’Algérie occupa la position de principal exportateur de blé nord-africain vers Marseille, une position qu’elle garda jusqu’à la fin du siècle. Le fait est d’autant plus notable que Marseille ne devint véritablement le grand entrepôt de blé de la Méditerranée occidentale qu’à partir du milieu des années vingt du XVIIIe siècle (grâce notamment à l’édit de 1723).


Le volume de blé algérien exporté vers Marseille n’atteignit une valeur considérable qu’au cours du dernier tiers du XVIIIe siècle (1769-1795). En effet, sur plus de 2 193 000 charges exportées d’Algérie vers Marseille, de 1710 à 1829 (soit durant près de cent vingt ans), plus d’1 434 000 charges (près de 65% du total) furent exportées durant les années récolte 1769-1795 (soit durant seulement vingt-sept ans)[3]. Cet essor fut à l’origine du succès de la Compagnie Royale d’Afrique, la seule compagnie française à privilèges ayant connu la réussite commerciale[4].

À l’essor des exportations succéda leur effondrement, en raison, d’une part, des conséquences néfastes des rivalités au sommet du pouvoir algérien autour de la rente tirée des exportations et, d’autre part, du bouleversement des conditions du commerce en Méditerranée, dans le contexte des guerres de la Révolution et de l’Empire.

L’enrichissement grâce aux exportations de blé profita surtout aux beys des provinces de l’Est et de l’Ouest qui contrôlaient les zones de production et les ports d’où était évacuée la denrée. Les deys, maîtres du pouvoir central, participaient peu au négoce et percevaient certainement le danger de voir les chefs-lieux de province s’enrichir alors qu’Alger s’appauvrissait en raison du déclin de la course, une activité qui avait été à l’origine de sa richesse. Dans ces conditions, soit le dey permettait le développement des exportations à partir des beyliks (provinces) de l’Est et de l’Ouest avec le risque de voir se développer des pouvoirs centrifuges, soit il tentait de limiter ce développement, avec le risque, cette fois-ci, de voir diminuer les contributions provenant des mêmes beyliks et d’accentuer ainsi les effets du déclin de la course sur le Trésor. Jusqu’en 1792, les deys firent le choix d’encourager le développement des exportations pour assurer la rentrée des impôts, prélever des droits de sortie sur le blé mais aussi pour obtenir des beys des sommes assez considérables en échange de leur bienveillance. En revanche, à partir de 1792, peu après l’arrivée au pouvoir de Sidi Hasan, les deys d’Alger dirigèrent le mouvement des exportations de blé à partir de la capitale, en mettant l’activité des beys de l’Est et de l’Ouest sous leur contrôle. Ceci provoqua des conflits internes qui déstabilisèrent profondément le pays.

Le conflit qui opposa l’Angleterre à la France révolutionnaire, à partir de 1792, vint contribuer à anéantir l’essor commercial algérien. Les juifs algériens supplantèrent les négociants français comme intermédiaires du négoce algérien en raison du déclin commercial marseillais, mais la France restait le principal débouché du blé algérien. Pour dissuader les juifs de commercer avec les ennemis de la France, le gouvernement révolutionnaire remit à plus tard le remboursement des grosses avances faites par les juifs et le dey pour l’achat de blé algérien. Cela fut à l’origine de l’affaire Bacri qui servit plus tard de prétexte à l’expédition française d’Alger. Les corsaires anglais s’attaquaient, par ailleurs, aux bâtiments transportant des cargaisons algériennes et l’on peut dire que l’extension du blocus continental napoléonien et du blocus anglais coupa l’Algérie de ses clients traditionnels, Marseille, Livourne et les ports espagnols. La domination anglaise en Méditerranée à partir de 1805 aboutit au durcissement de l’attitude française vis-à-vis d’Alger et à l’exacerbation de l’affaire Bacri.

Le développement des exportations de blé algérien vers l’Espagne pour compenser la quasi disparition de la demande française se révéla insuffisant et fut, de toutes les manières, gravement compromis par la crise intérieure qui secoua l’Algérie, aggravée par une série de catastrophes naturelles, à partir du début du XIXe siècle.

Le bouleversement complet de l’équilibre politique et commercial en Méditerranée à partir de 1793 provoqua le renouveau de la course algérienne durant les années 1793-1815. Ce renouveau fut relatif et les profits retirés de la course par l’Algérie à cette époque furent sans commune mesure avec ceux de l’apogée de l’activité (v. 1580-v. 1640). En effet, les corsaires algériens furent mis en échec par la marine européenne, dans le contexte de la guerre entre les deux grandes puissances anglaise et française et par les pressions de Bonaparte sur les Algériens afin qu’ils cessassent de s’attaquer aux puissances italiennes intégrées dans le domaine français ou dans la sphère d’influence française. La conversion de la marine algérienne dans le transport de marchandises vers l’Europe se révéla être un expédient sans lendemain, en raison du retour de la paix en Europe et de la réapparition des marines marchandes européennes. Une nouvelle tentative pour faire renaître la course en l’absence d’exportations de blé fut anéantie par l’expédition de Lord Exmouth contre Alger en 1816.

À partir de la même année, les blés russes se substituèrent à ceux d’Algérie au moment où celle-ci, par suite des graves difficultés intérieures, se révélait incapable de redonner un nouvel essor à ses exportations[5].

La minorité ottomane, sans ressources et sans légitimité, parut dès lors condamnée à plus ou moins longue échéance face à la contestation intérieure et à la rivalité franco-anglaise en Méditerranée.
 
L’auteur le plus représentatif de cette historiographie fut Grammont. Voir, par exemple, Henri Delmas de Grammont, Histoire d’Alger sous la domination turque (1515-1830), Saint-Denis, Éditions Bouchène, 2002, p. 15 et 20.
[2] Lemnouar Merouche, Recherches sur l’Algérie à l’époque ottomane ; II. La course, mythes et réalité, Saint-Denis, Éditions Bouchene, 2007.

[3] Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 200 E 474-583.

[4] Sur l’activité des compagnies d’Afrique, voir surtout la synthèse essentielle de Masson. Cf. Paul Masson, Histoire des établissements et du commerce français dans l’Afrique barbaresque (1560-1793): Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc, Paris, Hachette, 1903.

[5] Sur ces points, voir Ali Ismet Touati, Le commerce du blé entre la Régence d’Alger et la France, de 1559 à 1830, thèse de doctorat en histoire préparée sous la direction d’Alain Blondy, Paris, Université Paris IV – Sorbonne, 2009, I, p. 76-89, 529-531 ; III, p. 1065, 1322-1369, 1382-1412 ; IV, p. 1498-1638.
par Ismet Touati
Docteur en histoire moderne et contemporaine

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