Bouteldja
Au secours, les melons grignotent nos dunes.

Le 06.06.14
Défrichées au profit de cultures, sans que les agresseurs soient sanctionnés, les dunes d’El Tarf sont plus que jamais menacées.
Loin des yeux mais au su de tous, l’irréparable est en train de se commettre dans l’une des régions affichée comme la mieux protégée
du pays. Le massif dunaire de Bouteldja, qui borde au nord la wilaya d’El Tarf sur 35 km, large de 4 km, s’étirant par endroits jusqu’à 20 km pour frôler le chef-lieu, est depuis deux décennies le siège d’un saccage dont rien ne semble venir à bout. C’est devenu l’illustration même d’un mal profond contre lequel l’Etat ne peut plus rien, sinon de lui déclarer une guerre impitoyable et sans concession.
La végétation des dunes, combien précieuse parce qu’irremplaçable vous diront tous les experts du monde, est systématiquement arrachée pour faire place à des cultures de cucurbitacées, c’est-à-dire des pastèques et des melons. Pour avoir une idée précise de l’ampleur du phénomène, les internautes peuvent comparer les images satellites historiques de Google et constater que ce vaste ensemble naturel de près de 20 000 ha, en grande partie inexploré, qui alimente et protège un aquifère d’excellente qualité, qui approvisionne en eau potable Annaba, El Kala et les petites localités aux alentours, est rongé sur plus de la moitié par des parcelles agricoles irriguées à partir des petites zones humides qui parsèment le massif et qui sont en fait l’affleurement de la nappe souterraine.
Complicités
Depuis au moins vingt ans, les défrichements déchaînés et insensés de part et d’autre de la RN 84A, partant des localités de Berrihane, de Sebaâ et de Gariâtes, décapent les dunes vers le rivage au nord et vers Aïn Khiar au sud-est. Ce sont ainsi près de 7000 ha de végétation naturelle qui sont partis en fumée dans le plus grand des silences, car les complicités sont solides, nombreuses et le réseau tissé autour complexe. Le saccage s’est accéléré depuis 2009, encouragé par l’impunité et une nouvelle génération de prédateurs qui ont transformé en désert de sable de magnifiques peuplements de chênes, de genévriers, de lentisques et de splendides pinèdes.
Ils ont asséché toutes les petites pièces d’eau bordées d’aulnes et de saules et recouvertes de nénuphars restées si longtemps à l’abri pour abreuver les animaux qui ont trouvé refuge dans cette contrée. La recherche du gain facile, la proximité de l’eau, de la route, de riverains complices, d’élus et de responsables intéressés ou laxistes ont permis l’édification de fortunes colossales au détriment d’un patrimoine national inestimable et irremplaçable.
Business
Un trésor qui nous est volé sous notre nez et que nos enfants devront faire l’effort d’imaginer au-dessus des dunes de sable qui finiront par envahir les riches plaines de Aïn El Assel, El Tarf et Bouteldja et qui ne connaitront jamais le goût de l’eau des dunes, appelé Bouglez, polluée à jamais par les pesticides et les engrais. Inutile de pointer le doigt vers les forestiers. Trop facile. Le phénomène a pris des proportions qui dépassent largement les prérogatives de cette administration. Un véritable business s’est mis en place dans lequel chacun trouve son compte. Avec la bénédiction rémunérée des élus du clan, des riverains indiquent, contre une association dans l’affaire, les emplacements aux défricheurs-cultivateurs disposant de moyens matériels et financiers. Une parcelle défrichée passe rarement inaperçue.
Les forestiers déposent plainte, mais le recours à la justice est inefficace et loin d’être dissuasif. Les amendes sont ridicules et les récidivistes - on cite des cas de multirécidivistes - ne sont jamais allés en prison pour une parcelle défrichée. En revanche, et c’est admis par tous comme une évidence, une condamnation par la justice est exhibée comme un droit de propriété sur la parcelle dont le prix de location augmente puisque son exploitation est devenue si «légale».
Dans les années 1980 et celles qui ont suivi, l’Algérie a perdu de la sorte près de la moitié des seules forêts d’aulne d’Afrique du Nord qui sont situées au sud du massif dunaire. Au moment où la commission nationale des forêts se réunit pour la lutte contre les incendies, elle devrait se pencher sur ces feux sans flamme qui sont encore plus destructeurs lorsqu’ils ravagent des zones naturelles aussi sensibles autant pour l’écologie que pour l’économie.

 

Mohamed Tiyar. Conservateur des forêts de la wilaya d’El Tarf :Les conséquences sur les plaines agricoles sont incalculables.

-Commet expliquer cette fièvre enragée du défrichement sur les dunes du massif de Bouteldja?
Nous sommes passés en quelques années d’une extension des superficies défrichées, disons « modérée », qui n’est pas propre à l’Algérie et qu’on explique par la pression démographique, à un défrichement frénétique qui répond à une logique commerciale informelle de gains faciles. Nous luttons depuis plusieurs années contre ce phénomène, mais je dois reconnaître que c’est très difficile, même si avec les autorités judiciaires, nous avons trouvé une formule se référant au code pénal et à différents textes de la protection de l’environnement pour que les amendes, qui autrefois se situaient autour de 10 000 DA et 15 000 DA l’hectare défriché, passent à 400 000 et 500 000 DA avec des peines de prison pour les récidivistes, qui toutefois restent rares, car les jugements prononcés localement ne sont pas définitifs. C’est par exemple le cas des amendes qui ne sont pas payées à ce jour, car elles sont du ressort de l’administration des Domaines publics. Entre 2011 et 2014, nous avons 85 personnes qui ont été condamnées pour avoir défriché 218 ha. Beaucoup sont des récidivistes notoires.
-Il y a donc des obstacles d’ordre législatif et administratif. Et sur le terrain, comment cela évolue-t-il?
Nos agents sont livrés à eux-mêmes ; ils ont l’impression d’être seuls face à une organisation criminelle. Les forestiers ont perdu de leur autorité dans le monde rural sans leurs armes et les attributs de police judiciaires. Beaucoup ne savent pas que le forestier ne peut appliquer la loi sans la présence d’un gendarme à ses côtés quand ce dernier est bien entendu disponible sur les lieux et dans les temps. Je vous citerai le cas récent où nos agents qui ont pris, après verbalisation et plainte en justice, et conformément à la loi, la mesure de détruire les cultures sur des parcelles défrichées, ont été attaqués, pourchassés et retenus prisonniers dans la circonscription où ils ont trouvé refuge. J’ajouterai que beaucoup de ces parcelles défrichées ont été accordées à différentes reprises par les pouvoirs publics dans le cadre de périmètres agricoles attribués à des jeunes. On compte quelque 500 ha qui entrent dans cette catégorie.
-A votre avis, que faut-il faire pour endiguer ce fléau?
Je défends avec force et conviction l’idée qu’il faut empêcher à tout prix l’irrigation des parcelles à partir de la nappe que les spéculateurs polluent par ailleurs. Ils prennent l’eau dans les forages, les conduites, les pièces d’eau à la surface du massif et directement dans les eaux souterraines. S’il est souvent difficile de prévenir le défrichement et les labours, car ils opèrent de nuit et nous mettent devant le fait accompli, nous devons leur toucher au portefeuille en les empêchant de faire leur récolte et en saisissant les équipements laissés sur place. C’est une lutte implacable qu’il faut mener pour préserver ce domaine extrêmement sensible dont la destruction peut avoir des conséquences incalculables sur les plaines agricoles qui s’étendent au sud.
 Slim Sadki