Hadj Ahmed Bey, le dernier bey de Constantine, suscite enfin l’intérêt du cinéma algérien après avoir été en grande partie ignoré par les historiens en Algérie.
Un film, en tournage actuellement à Alger, lui est consacré. Il est réalisé par l’iranien Jamal Shoorjeh, d’après un scénario de Rabah Drif. Le personnage d’Ahmed Bey sera campé par Mohamed Zaoui, celui d’Hussein Dey, dernier dey d’Alger, par l’acteur français Gérard Depardieu.
La sortie du long métrage est prévue l’été 2019, selon la productrice, Samira Hadj Djilani. Il n’existe presque pas de livres sur la vie et le parcours d’Ahmed Bey Ben Mohammed Chérif, Bey de Constantine de 1826 à 1837. Et, les manuels scolaires n’en parlent que sommairement.
En 2015, l’universitaire Djilali Sari a publié, aux éditions ANEP à Alger, « Les mémoires de Hadj Ahmed Bey (1774-1850) », seul ouvrage pouvant faire référence ou base de recherche sur le dernier gouverneur ottoman d’Algérie. Mais, l’auteur a vivement conseillé de prendre avec beaucoup de prudence « les mémoires » qu’aurait dictées Ahmed Bey, alors en captivité à Alger, en 1848. A l’époque, le dernier bey habitait Bab Azzoun (à la rue Scipion).
Interrogations sur les « mémoires » du dernier Bey de Constantine
Le texte fut traduit et écrit par le capitaine De Rouzé, membre de l’administration des Bureaux arabes, qui, en fait, était chargé de surveiller Ahmed Bey.
Djillali Sari a évoqué des contradictions, des zones d’ombre et des non-dits dans ce texte. « C’est un récit recueilli de bouche à oreille, sans aucun témoin », a-t-il relevé.
Le traducteur-rédacteur français a-t-il inventé des faits écrits sous forme chronologique ? A-t-il déformé des vérités et omis d’autres? Ahmed Bey était-il libre de parler ? A-t-il réellement accepté de dicter ses mémoires et révéler des faits non connus ?
Les circonstances de l’écriture demeurent imprécises à ce jour. Ces « mémoires » ont été éditées, en 1949 en France, par l’historien Marcel Emerit. Une partie a été publiée dans la Revue africaine. Marcel Emerit a évoqué l’inexistence de « sources indigènes » de l’Algérie d’avant 1830. « Ou peut être qu’on n’a pas pris la peine de les chercher », a-t-il écrit en préambule. Il a souligné avoir trouvé « un texte écrit en français » portant « mémoires de Ahmed Bey ». « Ou plutôt deux textes français. L’un d’une rédaction médiocre qui semble un brouillon. L’autre plus correcte et plus détaillé. On peut se demander s’il s’agit véritablement de traductions », a prévenu l’historien en parlant de « souvenirs » d’Ahmed Bey et non pas de « mémoires ».
Il a relevé que le texte est resté « enfoui » dans un carton « sans même figurer au catalogue des archives ». « Certaines révélations sur nos généraux ont inquiété l’autorité militaire qui a caché le document », a noté Marcel Emerit.
Selon lui, Ahmed Bey aurait été amené à «atténuer ses propos » sur les Français pour « retrouver sa liberté ». Cet historien a, entre autres, participé à un ouvrage collectif « La Révolution de 1848 en Algérie ». Comme il a publié d’autres livres comme « L’Algérie à l’époque d’Abd El Kader » (1951).
Père assassiné, enfance dans les Zibans
En 2008, Nasredine Guénifi a écrit un roman, « Ahmed Bey l’algérien », paru aux éditions Alpha à Alger. Il a tenté de restituer le parcours de ce kouloughli, fils d’une mère originaire de la Vallée des Ziban, Rekia Benganna (appelée aussi El Hadja Chérifa), et petit-fils du Bey Ahmed El Koli, qui a régné sur le Beylik de l’Est (plus vaste que les Beylek de l’Ouest ou du Titteri) pendant seize ans (entre 1756 et 1771).
Ahmed Bey est né durant une période trouble, en 1786. Son père est mort assassiné dans des conditions encore inconnues. Il a passé une grande partie de son enfance parmi ses oncles maternels dans la région de Biskra où il a appris les règles de la langue arabe, le Coran, la montée du cheval et l’art du combat en plein Sahara. Sa mère ne voulait pas qu’il reste à Constantine de peur qu’il subisse le sort de son père. Les intrigues de palais et les rivalités pour le pouvoir avaient ouvert la voie à la vengeance. Les oncles ont envoyé le jeune Ahmed Bey, à l’âge de 12 ans, à La Mecque pour le pèlerinage (vers 1798). Depuis, il était connu sous le nom de Hadj Ahmed Bey
Échange avec la Porte Sublime
Désigné Bey de Constantine, en 1826, Ahmed Bey a veillé dès le début à fédérer les grandes tribus de l’Est, du Sud et du Centre comme les Zouagha, les Ouled Mokrane et les Ouled Achour (Ferdjioua). Il s’était rapproché des grandes familles.
Dans sa stratégie de conquête, le meilleur moyen était de consolider les liens de filiation légitime. Ainsi, il prenait pour épouse la fille du Bey Boumezrag, Bey du Titteri, et la fille de Abdessalam El Mokrani.
Diplomate rusé, Ahmed Bey, qui voulait faire la paix avec l’environnement du Beylik de l’Est, entretenait une relation épistolaire dense avec la Sublime Porte durant son règne.
Plusieurs historiens turcs se sont intéressés à cet échange et à cette période comme Aziz Samih Ilter (« Les Turcs en Afrique du Nord ») et Eucumend Kuran (La politique Ottomane face à l’occupation de l’Algérie par les français, 1827-1847). Ces ouvrages n’ont pas été traduits en Algérie. Les archives ottomanes d’Istanbul peuvent révéler beaucoup de choses sur l’époque des Dey (1682-1830) en Algérie. Il suffit que les historiens et les universitaires algériens s’y intéressent plus.
La dure bataille de Staoueli
Ahmed Bey demandait, dans ces lettres, plus de moyens pour affronter l’expansion française. Les français projetaient d’installer un prince de Tunis à Constantine ce qui avait augmenté l’hostilité d’Ahmed Bey à Hussein Bey qui régnait en Tunisie.
En juin 1830, Ahmed Bey se rendait à Alger avec 400 hommes de sa cavalerie portant l’étendard rouge et blanc. L’objet de son déplacement était le rituel du Denoush (la visite que chaque Bey devait accomplir au Dey chaque trois ans).
A la même période, le général Louis de Bourmont attaquait Alger à la tête d’un corps expéditionnaire de près de 50.000 hommes. Arrivé à Alger, Ahmed Bey était étonné qu’Hussein Dey ne fût pas inquiet par le débarquement des Français à Sidi Fredj.
Hussein Dey était au courant de cette attaque par « ses espions » à Malte et Gibraltar. « Vous n’avez que le temps de vous porter à la rencontre des Français », aurait dit Hussein Dey à Ahmed Bey. Auparavant, Hussein Dey avait commis une erreur monumentale en éloignant l’Agha Yahia des missions militaires le soupçonnant de « comploter » contre lui.
Il avait chargé alors son gendre l’Agha Ibrahim, un homme inexpérimenté, comme chef de l’armée. Non préparé à la guerre, Ahmed Bey se réunissait avec l’Agha Ibrahim, et Mustapha, le bey du Titerri, pour affronter les Français.
La bataille de Staoueli fut dure après une défaite face aux Français dans un terrain découvert à côté de la plage, suite à une mauvaise idée de l’Agha Ibrahim dont le rôle néfaste est souligné par certains historiens. Ahmed Bey lui-même en a parlé en évoquant un homme au « zèle ardent » et à « la confiance présomptueuse » en la victoire.
Résistance à l’Est
Perdant plus 200 de ses hommes et des canons dans la bataille de Staoueli, Ahmed Bey s’est retiré, décidé à mener à la guerre aux « Beni S’fer », les hommes à la figure pâle, pour désigner les soldats français.
Il projetait de « faire traîner » cette guerre en longueur en tablant sur l’incapacité des envahisseurs européens à résister au climat et en proposant d’avancer vers l’intérieur des terres pour « préserver Alger ».
« Il arrivera à nos adversaires ce qui est arrivé à tous ceux qui ont débarqué ici », avait-il dit. Hussein Dey capitulait après la destruction par les Français, par des tirs de canon, du Bordj Moulay Hassan, un Fort construit vers 1541 par Hassan Pacha, au sud d’Alger.
Revenu à Constantine, à vingt-cinq jours de marche, Ahmed Bey, renforcé par des fuyards d’Alger, organisait la résistance en révisant la structure de l’armée après avoir rejeté une offre de soumission du général Bourmont et après avoir neutralisé une conspiration, faite en son absence, par les janissaires qui avaient nommé le Caid Bey Slimane à sa place (Bey Slimane a été ensuite pourchassé puis tué par la population).
Les deux sièges de Constantine
Appuyé par Ali Ben Aissa, son bras droit, Ahmed Bey devait mener une entreprise de persuasion auprès des tribus de l’Est pour les rallier à son projet de contrer l’avancée des troupes françaises vers Constantine.
En 1835, il avait échappé de justesse à la mort après une épidémie de choléra qui avait décimé des centaines de personnes à Alger et à Constantine. En novembre 1836, les troupes françaises menées par le Maréchal Clauzel tentaient d’attaquer Constantine (le premier siège).
Plus de 8000 hommes dont des fantassins et des cavaliers, dirigés par Ahmed Bey, avaient livré bataille pour empêcher la prise de la ville occasionnant de lourdes pertes aux assaillants.
Djillali Sari a qualifié Ahmed Bey de « stratège génial » qui a infligé « à des généraux issus de l’épopée napoléonienne la consommation d’officiers la plus forte proportionnellement que dans toute autre armée ».
Tirant les leçons de l’échec, le général Charles Damrémont, désigné « gouverneur de l’Algérie » après le limogeage de Clauzel en raison de la défaite face à Ahmed Bey, organisait une nouvelle attaque contre Constantine en octobre 1837 (le deuxième siège) avec la participation de plus de 11.000 hommes.
Le général Damrémont avait, auparavant, tenté vainement de convaincre Ahmed Bey de déposer les armes. Constantine tombait aux mains des Français après de rudes batailles dans les ruelles de l’ancienne Cirta durant lesquelles le général Damrémont fut tué ainsi que d’autres officiers.
Les soldats s’étaient infiltrés dans la Médina après l’ouverture de plusieurs brèches dans les murailles par des tirs de canon. Ahmed Bey continuait sa résistance en dehors de la ville en se dirigeant vers le Sud.
Les tribus, entre soutien et trahison
En cours de route, un certain Ferhat Bensaïd fut chargé par les Français de le « capturer » et le livrer. Soutenu par ses hommes, Ahmed Bey livrait un autre combat contre les partisans de Ferhat qui, défait, fuyait vers la Vallée du Souf, au Sud Est.
Ahmed Bey fut désespéré de ne pas trouver appui auprès des tribus sauf chez les Haraktas, les Hanancha, les Ouled Derradj, les Ouled Soltane, les Beni Ferradj et les Ouled Abdi pour continuer la résistance face aux envahisseurs.
Le sultan ottoman Mahmoud II n’avait pas tenu sa promesse de lui envoyer des renforts. Idem pour Abdelmadjid I, assis sur le trône à 1839, après Mahmoud II.
Ahmed Bey s’installait, pour un moment, dans les Aurès, avant de se diriger vers la région de la Hodna, puis Metlili et Djebel Amor. Après une expédition dans les Ziban et après la prise de la Smala de l’Emir Abdelkader (Tiaret) entre 1843 et 1844, Henri D’Orléans (le Duc d’Aumale), commandant de la Province de Constantine, se lançait à la poursuite d’Ahmed Bey, appuyé par des tribus favorables aux Français.
Ahmed Bey a résisté pendant dix-huit ans aux militaires français avant de se rendre en 1848, fatigué par la maladie, les trahisons, les fausses alliances et les complots. La population de Constantine a cotisé pour pourvoir Ahmed Bey en vivres et en vêtement lors de sa période de détention. Les militaires français voulaient l’humilier.
L’Émir Abdelkader plus « visible » qu’Ahmed Bey
L’Histoire n’a toujours pas expliqué pourquoi Ahmed Bey et l’Émir Abdelkader ne s’étaient pas entendus pour mener ensemble la résistance populaire aux colonisateurs français. Mystère.
Dans les manuels d’Histoire, on parle actuellement plus de l’action de l’Émir d’Abdelkader que celle d’Ahmed Bey. Selon Djillali Sari, Ahmed Bey repose éternellement dans une pièce à côté du Mausolée de Sidi Abderrahmane Thaâlibi, à Alger.
Le Palais d’Ahmed Bey, construit vers 1835 avec du marbre d’Italie, des pierres de taille de l’antique Cirta et des cèdres des Aurès, est le témoin des œuvres du dernier Bey de Constantine, nommé Pacha d’Algérie, qui, à ses heures perdues, écrivait de la poésie.
Réhabilité en 2010, après des années d’abandon, le Palais du Bey est devenu le Musée national des arts et expressions culturelles traditionnelles. Un lieu historique et touristique à visiter.
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