La petite ville de Frenda est située à 50 km à l’ouest de Tiaret. En y allant, on traverse les communes de Mélakou, qui dispose d’un grand complexe avicole à Tamentit, ainsi que Sidi Bakhti, une riche région agropastorale, à l’image de toute la région. Au-delà, la route mène vers Mascara et Saïda… A l’origine, Frenda faisait partie d’un système défensif romain (le limes) à l’aube de l’ère chrétienne. Elle fut une ville de très nombreux artisans du cuir et de la teinturerie au début du XIXe siècle. Aujourd’hui, d’une population d’environ 50 000 habitants, cette ville était connue dans les années 1970 pour son usine de l’entreprise Districh fabriquant d’excellentes chaussures de cuir où travaillaient 300 ouvrières… C’est dans ce petit centre urbain situé à 1 000 mètres d’altitude sur les hauts plateaux céréaliers de la wilaya de Tiaret que nous sommes allés visiter l’annexe de la Bibliothèque nationale : la bibliothèque Jacques-Berque.
C’est Amar Mahmoudi, enseignant de linguistique à l’Université de Tiaret, qui a été notre hôte et notre précieux guide. Ayant connu Jacques Berque et ayant été un temps son élève, il nous a expliqué l’origine et la constitution de cette importante bibliothèque de consultations et de recherches. Jacques Berque (né à Frenda en juin 1910 - mort dans les Landes françaises en juin 1995) était un sociologue et un anthropologue orientaliste français de renommée mondiale. Il fut enseignant au Collège de France et membre de l’Académie de langue arabe du Caire…
Premiers contacts avec Jacques Berque
« … Jacques Berque venait souvent à Frenda, dans les années 1980/1885, rapporte Amar Mahmoudi. Je voulais faire sa connaissance. Il m’a alors demandé d’aller chez lui en France. Quand j’y suis allé au titre d’études universitaires, c’est grâce à lui que j’ai pu m’inscrire à la Sorbonne pour des études en linguistique, en anthropo-linguistique. Là, j’ai fait un DEA sous son autorité, mais il m’a conseillé d’être suivi par Michel Barbot, un collègue à lui. Après ce DEA, j’ai fait une maîtrise qui m’a permis d’aller à Grenoble préparer le doctorat d’Etat sur les pieds-noirs d’Algérie et leur manière de s’exprimer sur le plan linguistique, syntaxique et structure de phrases… »
La Bibliothèque Jacques-Berque
« … Parlons des ouvrages qui ont été cédés, offerts à Frenda. D’abord, Jacques Berque est né à Frenda en 1910 et il s’est éteint en France en 1995. Avant de mourir, il a demandé à sa femme de donner ses ouvrages, tous ses ouvrages et sa bibliothèque à Frenda. Je ne sais pas combien il y a exactement en tout, mais tous ceux qu’il a édités sont là…
Avec les ouvrages, nous avons reçu tous les casiers de son fichier répertoire, dont toutes les fiches sont rédigées de sa main. C’est le fonds Jacques Berque. »
« Nous possédons même sa traduction du Coran avec ses corrections et ses ratures. Il avait ainsi changé des mots après s’être adressé à Al Azhar, par exemple, pour le mot miel ou par exemple quand il a rectifié pour le dit ‘‘Ni Il enfante ni Il a été enfanté’’, qui aurait été trop scolaire, par l’adjectif qu’il a trouvé et qui convient : ‘‘Il est Immatriciel’’, qui n’a pas de matrice… Il a une traduction fulgurante du Coran. Une chose extraordinaire. » « Il nous a également cédé des ouvrages qui n’existent qu’en Egypte et ici chez nous. La série d’Ibn El Mandhour sur l’étymologie de chaque mot dans la langue arabe…»
« Dans la traduction du Coran, poursuit notre éminent guide, Jacques Berque dit que la langue arabe ma hich loughat el kalam faqat (pas uniquement la langue du parler), car chaque phonème de la langue a une signification. Ma hich loughat el hourouf oual kalam faqat. Et donne des exemples. Il dit notamment que tout mot contenant la lettre ha, el ha aladhi yekhrouj min samim el qalb (qui jaillit du cœur), yadoullou 3ala el houb, hanan, djirah (est relatif à l’amour, la tendresse, la blessure). Yatafassah… De même pour houlm, ahlam (reve, rêves), ila akhirihi… Koul kalima ellati maoujoud fiha harf jim yadoulou 3ala el khafa (le caché). »
« Tout cela en marge de la traduction du Coran pour mettre en relief la langue arabe, son importance. Atafssil bil lougha el 3arabiya. L’articulation. Bismi allahi / arrahman errahim… Il y a là le rythme et la rime…
Et quant à la récurrence du S dans certaines sourates, il dit – à l’exemple de ce qui de Racine dans Phèdre : ‘‘Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes’’– il dit que cela est phonétique afin de plaire à l’oreille. Essin billougha el 3arabiya 3endou wadhifa 3adhima (le S en langue arabe à une fonction noble). Il facilite la lecture. Comme un serpent qui rampe et siffle vite. Elougha Etssil. La langue coule… »
« Berque parle non seulement de l’articulation, mais aussi d’expressivité de la langue arabe. L’expressivité en langue arabe, Berque en parle beaucoup, tout comme de l’articulation dans le Coran qui date de plusieurs siècles avant la découverte de Ferdinand de Saussure… »
« Dans sa traduction, il met en relief le rythme et la rime. Il dit que le Coran, c’est la musique des Arabes. C’est une partition musicale divinement solfiée avec un espace orantatoire extraordinaire. Ce qui m’a personnellement frappé, c’est son expression : divinement solfiée…
Ainsi, si vous écoutez bien le mueddhin quand il fait son appel à la prière, il commence par le bas (‘‘ma ana illa bachar’’), puis il monte et redescend ensuite sur terre.» M. Mahmoudi, qui a été responsable de cette bibliothèque pendant plus de six années, jusqu’en 2010, se rappelle que l’épouse et le fils de Jacques Berque sont venus visiter la bibliothèque en 2008/2009. De même que de nombreux amis du défunt en provenance du Koweït ou d’Egypte…
Qui vient travailler à la Bibliothèque Jacques-Berque ?
« …Tous les étudiants de Tiaret, évidemment, de Mostaganem et de Sidi Bel Abbès. Nous avons aussi reçu des étudiants de Béchar, parmi lesquels certains ont fait des travaux sur Jacques Berque et sa traduction du Coran. Des étudiants d’El Bayadh qui ont travaillé sur le lexique employé par Jacques Berque dans sa traduction du Coran. Ils ont également étudié la construction des phrases chez Jacques Berque ainsi que la grammaire dans sa traduction du Coran. » « Ce qui est caractéristique chez Jacques Berque, c’est qu’il cherche assez facilement dans le lexique arabe. Sa traduction est fulgurante, alors que le mot alors est généralement difficile dans la langue arabe.
Comme on parlait de la traduction du mot miel, tout à l’heure, il a su traduire ‘‘Ni Il enfante ni Il a été enfanté’’par un adjectif qualificatif qu’il a trouvé et qui convient : ‘‘Il est immatriciel’’, qui n’a pas de matrice… Berque est allé jusqu’à dire que le mot Dieu est arabe.
Un mot transformé à travers les âges. Dieu viendrait de Dhiya’, lumière. Dhiya’ qui a donné El Oudhou (ce qui est propre, ce qui est éclaire)… »
« Ce qui a fait la force de Jacques Berque, ce n’est pas seulement l’étymologie des mots, mais la répétition à partir des racines arabes. A partir d’une racine, on peut créer n’importe quel mot.
Exemple : kharaja. Sortir. Kharraja, c’est faire sortir. Vous ajoutez sin, un infixe à l’intérieur, ça donne istakhraja. Extraire… »
Signalons en fin de cet article (qui ne peut être, on l’aura compris, qu’une entrée en matière), qu’Amar Mahmoudi, qui a écrit de nombreux articles et réalisé des conférences sur Ibn Khaldoun, est en train de clore à l’heure actuelle un important travail de recherches sur la syntaxe (ou la racine des mots) de la langue araméenne. Pour les peu instruits du sujet que nous sommes, l’universitaire affable explique que c’est cette « langue morte » qui a dans la nuit des temps donné naissance au phénicien et à l’arabe…
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