L'allocution du récipiendaire Abdesselam Cheddadi était à la mesure de l'événement: «Recevoir dit-il une récompense pour un travail pour lequel on a consacré une grande partie de sa vie et de ses efforts est toujours émouvant: on a le sentiment que le travail qu'on a fait dans la solitude ou l'isolement répond à des besoins de la société ou du moins à des valeurs partagées.
Quand il s'agit d'un prix aussi prestigieux que le Prix International du Roi Fayçal, l'émotion est encore plus vive à cause de la haute valeur scientifique que ce prix représente, tant dans les pays arabes que dans le reste du monde, Je remercie dit il le Comité de sélection du Prix International du Roi Fayçal de m'avoir fait l'honneur de m'accorder ce prix, en étant parfaitement conscient qu'à travers ma personne, c'est la science et les savants qui sont honorés et, plus particulièrement, la science et les savants du Maroc, mon pays, et du monde arabe auquel j'appartiens. La signification symbolique du Prix International du Roi Fayçal pour les pays arabes, dans la période historique qu'ils traversent, est capitale : elle donne la preuve que le monde arabe est en train de renouer avec sa grande tradition scientifique, une tradition qui, pour la première fois dans l'histoire humaine, avait fait de la science une activité universelle en accueillant les héritages antiques, grec, iranien, indien, et, partiellement, chinois, en les développant et en en faisant un patrimoine de l'esprit humain, indépendamment des considérations ethniques, religieuses ou politiques. Le choix du thème de cette année, «le concept de civilisation dans la culture arabe», renforce souligne t-il davantage la symbolique de ce prix et l'inscrit dans le cœur de l'actualité.
Le monde d'aujourd'hui est à la recherche d'un idéal commun qui puisse unir tous les hommes, qui trace de nouvelles perspectives de paix, de concorde, de liberté et de création. Et comment pourrait-on mieux y parvenir qu'en scrutant les manières dont l'homme, dans les diverses parties du monde et les diverses sociétés, a pensé la civilisation ? »Abdesslam Chaddadi a scruté quant à lui durant plus de deux décennies la vie du célèbre historien et philosophe de l'histoire arabe et berbère, né à Tunis en 1332, mort au Caire en 1406 qui a vécu un fabuleux destin à Seville, puis à Fès, allant de Fès en Espagne, d'Espagne à Bougie, puis à Tlemcen, tantôt ambassadeur ou premier ministre, tantôt disgracié ou jeté en prison. C'est dans une de ses terres près de Tiaret qu'il composa ses Prolégomènes et commença la rédaction de son Histoire universelle, «Ibn Khaldoun l'un des premiers théoriciens de l'histoire des civilisations. Son ouvrage la Muqaddima, introduction à son oeuvre historique où il traite de la science de la société et de la civilisation,comme préalable à l'étude de l'histoire est universellement connu ce qui a fait dire à l'historien Arnold Toynbee qu'Ibn Khaldoun avait "conçu et formulé une philosophie de l'Histoire qui est sans doute le plus grand travail qui ait jamais été créé par aucun esprit dans aucun temps et dans aucun pays"».
«J'ai eu la chance souligne Abdessalam Chedaddi dans sa brillante allocution de travailler pendant plus de trente ans sur une personnalité éminente du domaine des recherches sur la civilisation, je veux nommer Ibn Khaldoun. Ibn Khaldoun, sans aucune exagération, doit être considéré comme le premier penseur qui a fait de la société et de la civilisation un objet d'étude scientifique dans tous les sens du terme, tant au point de vue de la méthode que sur le plan conceptuel ; ce qui fait que celui qui examine ses travaux historiques, sociologiques et anthropologiques ne peut que reconnaître avec étonnement que les voies d'approche et les méthodes qu'il a utilisées il y a plus de six cent ans sont pratiquement les mêmes qu'utilisent l'historien, le sociologue et l'anthropologue d'aujourd'hui. Il n‘y a nul doute que les recherches sur cet auteur, en nous donnant des clés pour la compréhension du système de civilisation des sociétés musulmanes dans le passé, vont non seulement nous aider à mieux comprendre la réalité de la civilisation arabo-musulmane d'aujourd'hui, mais, à travers les questions à caractère universel qu'Ibn Khaldoun a posées, elles vont aussi ouvrir de nouveaux horizons pour l'humanité.
C'est du moins ce que j'espère personnellement et ce pour quoi j'œuvre avec toutes mes forces.» C'est en partie grâce à A.Cheddadi que la publication récente du Livre des Exemples, son oeuvre maîtresse, par les éditions Gallimard, dans la prestigieuse collection « Bibliothèque de la Pléiade », consacre cette célébrité en Europe et en France, où il fut redécouvert au début du XIXe siècle. C'est paradoxalement, en Occident mais aussi au Japon, où la Muqaddima a connu trois traductions au XXe siècle – que l'on trouve à la fois les études les plus nombreuses et les plus sérieuses sur Ibn Khaldoun, et non dans le monde musulman, cela étant à relier à l'état très peu avancé des sciences sociales dans cette région».
La passion pour Ibn Khaldoun
Lorsque l'on demande à l'auteur d'où vient cette passion pour Ibn Khaldoun, il souligne que dans sa première jeunesse à Fès et Rabat, il s'intéressait plutôt à Hegel, à Marx, à Freud, à Bergson, à Sartre. C'est plus tard après avoir terminé ses études de philosophie en France qu'à l'occasion d'un travail de recherche sur l'éducation dans le monde musulman qu'il fit connaissance pour la première fois avec l'œuvre d'Ibn Khaldoun. «Je lus, confit-il à Olivier Mongin de la revue Esprit, dans la Muqaddima, les divers chapitres qui traitent des sciences et de l'enseignement dans les sociétés islamiques médiévales, et je fus fasciné par l'ampleur et la pertinence de l'information, la qualité de l'analyse et de la réflexion. J'ai ensuite traduit l'Autobiographie en français et, de fil en aiguille, je me suis trouvé plongé dans l'étude de l'œuvre, à laquelle j'ai consacré mon travail de thèse de doctorat de 3e cycle. Quelques années après ma traduction de l'Autobiographie et d'un ensemble d'extraits du Livre des Exemples, j'ai eu la chance de me voir proposer par Gallimard, après une rencontre avec cet éditeur qui put avoir lieu grâce au professeur Jamal-Eddine Bencheikh, l'édition et la traduction du Livre des Exemples en deux volumes de « la Pléiade ». Mon parcours avec Ibn Khaldoun est donc à la fois le fruit d'un intérêt personnel profond et d'heureux hasards». Un heureux hasard pour l'auteur et pour le Maroc qui devrait sans doute donner la place qui leur revient à ses intellectuels!
Par Farida Moha
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire