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11/13/2015

Le rituel de “Kahouat el Asr”

Rien n’est plus symbolique dans l’art de vivre en famille, dans la Medina de Constantine, depuis bien longtemps déjà, que "Kahouat el Asr", le café servi en milieu d’après-midi dans les foyers de l’antique Cirta. 
Ce rituel séculaire du café servi avec de petits gâteaux-maison sur une "snioua" (plateau de cuivre ciselé), autour de laquelle se rassemblent les familles constantinoises après la prière d’el Asr, est toujours ancré dans la cité du Rocher malgré l’évolution des mœurs et le changement de certaines habitudes de vie. 
Certains citadins, fiers de leurs coutumes, affirment que s’ils peuvent rater le déjeuner ou le dîner, il ne saurait être question pour eux de faire l’impasse sur ce fameux "Kahouat du Asr", à l’image de Ryma, une étudiante de 24 ans qui affirme éprouver un "indicible plaisir" à se plier à cette tradition adoptée à Constantine depuis plus d’un siècle. 
"Kahouat el Asr", appréciée par toute la famille, grands et petits, est surtout une occasion pour les mères de famille de s’offrir quelques instants de répit après une dure journée de labeur", souligne encore cette future pharmacienne, prenant l’exemple de sa mère, "la seule à se lever aux aurores". 
Elle ira plus loin en affirmant que "Kahouat el Asr" préparée automatiquement chaque après-midi dans sa maison familiale, fait "partie de (sa) personnalité". 
"Je ne peux imaginer ma vie sans cette tasse de café préparée par ma mère, pour moi et pour ma famille", dit-elle. 
Mohamed Salah, un autre étudiant de 21 ans, considère cette tradition comme une véritable hygiène de vie. "Dès mon jeune âge, dit-il, je me suis attaché à ce rituel qui permet aux membres de la famille d’avoir des relations affectives plus intenses, dans un monde qui a complètement changé". 

Le plus beau moment de la journée 

Vivant aujourd’hui au 6e étage dans une cité de la périphérie de la ville, il évoque avec un plaisir mêlé de nostalgie la petite maison familiale où il résidait, enfant, du côté de Aïn Smara. "Le plus beau moment de la journée, c’était lorsque nous nous regroupions en famille au milieu de notre petite cour, à l’ombre d’une "dalia" (vigne) pour siroter un café, grignoter un petit gâteau et, surtout nous retrouver", raconte Mohamed Salah. 
D’autres citadins de la ville des Ponts se trouvent, en raison de leurs obligations professionnelles, contraints d’apprécier assez tard leur café d’el Asr "en solo", mais pas question de le rater. Il n’est pas exagéré d’affirmer, aujourd’hui, que ce style de vie purement citadin est devenu l’image de marque d’une grande partie de la société constantinoise qui continue "d’obéir au rituel de "Kahouat el Asr", car il s’agit bien d’un comportement social qui encourage la convivialité et les bons rapports entre les membres d’une même famille, malgré les aléas de la vie. 
En plus de la gandoura (robe passementée) constantinoise, du Malouf et de la fameuse "Djaouzia", friandise préparée à base de noix et de miel, ce rituel du café du milieu de l’après-midi reste incontournable pour de nombreuses familles. Il était jadis préparé par les femmes au foyer, lesquelles profitaient de cette partie de la journée pour se reposer des tâches ménagères et de l’absence des hommes, se réunir et échanger les derniers commérages et autres confidences sur divers sujets. 
Ce rituel éminemment citadin a fini par atteindre les campagnes où l’on n’est pas obligé de suivre le rythme "infernal" de la vie en ville. Les hommes travaillant dans les champs ont tout le loisir de poser pour quelques moments leur râteaux et leurs bêches pour prendre leur "Kahouat el Asr" qui leur est servie à la maison ou dans un lieu ombragé sur leur lieu de travail. 
Un sociologue, Abderrahmane Bouziane, estime que cette tradition repose avant tout sur une "culture matérielle". Autrement dit, la meïda de "Kahouat el Asr"qui comprend, en plus de la snioua finement ciselée, toute une panoplie d’objets, expose une partie essentielle de l’artisanat traditionnel et du savoir-faire constantinois. Il s’agit de la table basse qui supporte la snioua, en bois sculpté, du plateau de cuivre ouvragé par de grands dinandiers de la ville, de l’aspersoir en cuivre pour parfumer le café avec de l’eau de rose, le plus souvent distillée à domicile, les serviettes immaculées brodée ou décorées au crochet, des tasses en céramique, du sucrier en cuivre et enfin des coupes de confiture et de l’assiette de pâtisserie constantinoises qui permet à chaque ménagère de faire valoir ses talents. 
Certaines expressions du langage d’autrefois sont liées au rituel de "Kahouet el Asr". C’est ainsi qu’il est pratiquement "sacrilège" de servir une meïda de "Kahouat el Asr", sans gâteaux ni friandises. On dit alors : "Kahoua hafiana" (café déchaussé). Lorsque le café est trop dosé, il devient objet de plaisanteries comme celle qui consiste à dire qu’un cafard pourrait marcher dessus avec des sabots sans couler !’’ (grellou yemchi fouk’ha bel kabkab). 
L’on dit également, pour un café, trop léger "de l’eau chaude et des youyous" (ma ouzgharid). 
Mais au-delà de tout cela, si "Kahouat el Asr" continue encore d’être de mise, vainquant sans rémission les "agressions" de la vie moderne et ses diversions, c’est surtout parce que cela reste l’un des rares moments de la journée où tous les membres de la famille, grands-parents, parents, enfants, petits-enfants et cousins peuvent se retrouver pour faire un "break", débattre de sujets sérieux ou plaisanter et, surtout, savourer cet incommensurable plaisir que procure le fait de se sentir parmi les siens.

APS

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