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9/15/2014

Réflexions sur l'Ibéromaurusien PAR: Paul BELLIN

En écrivant ces « Réflexions sur l'Ibéromaurusien » je n'ai pas la prétention d'apprendre quelque chose à mes collègues. L'esquisse qui suit répond à un voeu de plusieurs membres métropolitains de notre Société, MM. P. Paya, E. Beaux-, G. Rondreux, M. Sierra, G. Taupenas et J. Laurent, fervents d'études méditerranéennes, qui déplorent le manque total d'ouvrages de synthèse sur la Préhistoire de l'Afrique du Nord et sur chacune de ses grandes cultures. Je ne donne à ces pages, qui risquent d'être maladroites du fait d'une documentation très dispersée, que la signification d'un exemple.
L'Ibéromaurusien est le faciès littoral du Paléolithique supérieur et du Mésolithique Moghrebin. La station la plus classique en est les Beni- Segoual (Afalou-Bou-Rhummel et Tamar-Hat) au-dessus de la route de Bougie à Djidjelli; publiée en 1934, la partie Archéologie préhistorique est due à Arambourg, leur étude constitue le 13e Mémoire des Archives de l'Institut de Paléontologie Humaine. D'une traînée littorale se détachent des pénétrations telliennes; l'Escargotière de l'Oued Tleta à Champlain, au Sud-Est de Médéa, que j'ai fouillée, est l'une d'elles. De ces avancées dans l'hinterland, Columnata, au Sud de Tiaret, a été la mieux étudiée.
L'Ibéromaurusien est une industrie d'armatures lamellaires, rarement géométriques, caractérisée par la prédominance des lamelles à dos abattu, la rareté des lames à encoches, le petit nombre de grattoirs, l'extrême rareté des burins (mais présence de microburins).
Sur les 2.600 pièces provenant de La Mouillah, fouillée par A. Barbin, des séries des Musées d'Alger et d'Oran, dont il faut retirer près de 900 déchets de taille, 1.500 sont des lamelles à dos abattu. A Afalou-bou- Rhummel les lamelles à dos abattu constituent 76 % de l'outillage dans le niveau inférieur III et 80,6 % dans le niveau supérieur I. A Columnata, dans le niveau Oranien inférieur, Cadenat a compté 1.820 lamelles à dos abattu sur un total de 2.079 pièces. Dans le foyer С de la sablière d'El- Kçar, fouillée par Goétz, les lamelles à dos abattu représentent 60 % de l'outillage.
Les lamelles à coches ne représentent que 2 à 5 % de l'outillage des Beni-Segoual. Au confluent des Oueds Kerma, station fouillée par A. Aymé et L. Balout, les lamelles à coches ne sont pas communes. La coche paraît n'être qu'une retouche accidentellement plus concave. A Columnata, 26 lames à coches seulement sur un total de 882 pièces dans le niveau Oranien supérieur et 567 sur 3.892 pièces dans le niveau Néolithique inférieur. « Dans le niveau Oranien supérieur, on observe sur certaines pièces de fines retouches ou des traces d'utilisation allant jusqu'à former une légère concavité, mais non pas une coche, sur le tranchant, tantôt sur la l'ace supérieure, tantôt sur l'inférieure… Dans les niveaux Néolithiques, l'instrument essentiel est une lamelle portant après usage des coches d'autant plus nombreuses et profondes qu'il a davantage servi » (Cadenat). Le foyer M d'El-Kçar, éventré, a livré quelques lames à coches mais l'ensemble paraît se rapporter au Néolithique.

Fig. 1. — Outillage osseux de l'Oued Tleta. Formes spécifiques.
Les grattoirs sont rares aux Beni-Segoual, ils ne constituent que 6 à 8 % de l'outillage à Tamar-Hat et seulement 2 à 3 % à Afalou-bou- Rhummel. Ils sont très différents de ceux du Capsien supérieur. Ils sont généralement sur petits éclats, fréquemment doubles sur éclats ovalaires. A Columnata, dans les niveaux Oranien(s), presque tous les grattoirs sont ronds, parfois nucléiformes. Dans le niveau Oranien supérieur, sur lame on en dénombre seulement 9 dont 4 sur lame de belle venue et 5 sur lame courte.
A Afalou-bou-Rhummel et à Tamar-Hat aucun burin, aucun microburin.

11 y a peut-être un burin à Ouchtata et peut-être un à Aïn-Roumane. Ruhi.mann décrit l'unique exemplaire de la couche В « Néolithique de tradition ibéromaurusienne » de Dar-es-Soltan (Maroc). C'est un burin d'angle taillé dans un éclat cortical massif. Après ablation préalable de trois enlèvements corticaux, la facette latérale est obtenue par éclatement dans le sens longitudinal de trois esquilles lamellaires.
Gobert et Vaufrey dénombrent 8 microburins, burins tardenoisiens du type de « la mèche » de Vignard, à Ouchtata et 2 à Aïn-Roumane. Dans une petite boîte de déchets provenant de La Mouillah que lui a remise A. Barbin, Vignard compte 30 microburins alors qu'il y en a seulement
12 sur les 2.200 pièces conservées dans les collections du Bardo. L'explication en est simple. Les pièces que l'on ne connaissait pas, géométriques et microburins, se trouvent dans les déchets et non dans les séries retenues.
Les microlithes géométriques font-ils partie du fonds culturel de la civilisation ibéromaurusienne? Il y a 41 segments de cercle à l'Oued Tleta mais les segments de cercle sont des formes particulièrement réussies de la lamelle à dos abattu et non des géométriques. Il y a 15 triangles à l'Oued Tleta; à Columnata, le scalène fait son apparition dans le niveau Oranien supérieur, les triangles deviennent nombreux dans le niveau Néolithique inférieur; Jean Morel en signale un seul exemplaire en silex gréseux dans l'industrie du Kef-oum-Touiza. 8 trapèzes de forme très évoluée à Ouchtata, 3 à Aïn-Roumane et 3 à l'Oued Tleta; à Columnata les trapèzes deviennent nombreux dans le niveau Néolithique inférieur, certains sont échancrés et tendent à la pointe de flèche à tranchant transversal.
Tel est l'aspect général de l'industrie lithique de cette culture ibéromaurusienne des stations classiques. La conclusion qu'impose l'inventaire des formes est que le terme d'Ibéromaurusien est peu heureux. Vaufrey cite l'inventaire par L. Siret du gisement de Zajara II, Sud-Est de l'Espagne, où il y a 25 burins et 20 grattoirs sur bout de lame pour seulement 5 lames à dos abattu. L'Ibéromaurusien et les outillages Paléolithique supérieur de l'Espagne sud-orientale accusent des différences essentielles.
Le terme d'Oranien, proposé par l'abbé Breuil, et qui n'a pas eu un grand succès, sauf auprès des Préhistoriens d'Oranie, est également peu heureux pour trois raisons : ce n'est pas un nom de lieu; l'Ibéro- maurusien n'est pas une industrie propre à l'Oranie, pas plus qu'elle n'y a son origine. La Mouillah doit être station éponyme mais il faut attendre pour adopter le terme de Mouîllien la décision d'un congrès scientifique qui sera peut-être l'un des Congrès Panafricains.
Le très petit nombre de grattoirs de facture médiocre, que j'ai observé à l'Escargotière de l'Oued Tleta, est l'une des caractéristiques les plus constantes de l'Ibéromaurusien. Cela est infirmé cependant par certaines stations oranaises où les grattoirs sont en nombre considérable et d'une facture anormalement réussie, Bou-Aïchem (banlieue Est d'Oran) et Kef-el-Kerem (près de Trézel, au Sud de Tiaret). Les grattoirs ronds sont relativement nombreux à Columnata. Kef-el-Kerem et Columnata sont des pénétrations extrêmes de l'Ibéromaurusien. Ici, cette culture n'est pas coupée de ses sources méridionales (?) et de ce fait elle est moins pauvre. L'Ibéromaurusien en Algérie occidentale pourrait plonger ses racines dans cette culture peu connue, dont on sait seulement qu'elle est caractérisée par une extrême abondance de grattoirs, des stations du Chott-ech-Cherrjui. La découverte que je viens de faire de la station des Salines du Zahrez Rharbi où les grattoirs ronds et les grattoirs sur lame courte prolifèrent, étendrait cette constatation aux Hautes Plaines de l'Algérie centrale. Ainsi c'est précisément en Oranie que se rencontre un « Ibéromaurusien à grattoirs », sensiblement différent par là-même de lTbéromaurusien classique, caractérisé par la nette prédominance des lamelles à dos abattu. Il faut y voir une raison majeure de refuser le terme Oranien.
L'absence de burins est ce qui différencie le plus l'Ibéromaurusien des outillages Paléolithique supérieur de l'Espagne sud-orientale. Telouet, gisement du Haut-Atlas Marocain signalé par Pallary et publié à un très petit nombre d'exemplaires par Antoine fait exception. Les burins

SOCIÉTÉ PRÉHISTORIQUE FRANÇAISE
y sont au nombre de 77 pour 61 lamelles à dos abattu. Télouet mérite-t-il le nom d'Ibéromaurusien au vrai sens du terme?
Selon Vaufrey, les microburins, déchets résultant de la taille des géométriques, seraient le lien entre les industries Ibéromaurusienne et Capsienne. Balout a observé que les microburins manquent totalement au confluent des Oueds Kerma. J'ai fait la même observation à propos de l'Escargotière de l'Oued Tleta (collection Castellani et récoltes personnelles). La théorie de Vaufrey se trouve infirmée. «La présence à l'état de rareté des microburins comme aussi celle des armatures géométriques dans l'Ibéromaurusien ne peut être qu'un fait d'influence capsienne» (Balout).
Un essai d'une classification des stations dites « ibéromaurusiennes •», basée sur les proportions relatives des lames, lamelles et objets dérivés et des éclats et formes dérivées de l'éclat qui sont autant de survivances d'un outillage grossier, généralement en quartzite ou en grès numidien, de débitage levalloiso-atérien, a été fait par J. Morel à propos de l'inventaire de l'industrie du Kef-oum-Touiza. La station de Demnet-el- Hassan représenterait un « Ibéromaurusien archaïsant à dominante levalloiso-atérienne » que j'appellerai Ibéromaurusien I. La station du Kef-oum-Touiza représenterait un Ibéromaurusien moyen où les deux outillages coexistent, que j'appelerai Ibéromaurusien II.
Dans l'Ibéromaurusien III, évolué et exclusivement microlithique, à un fonds industriel identique s'ajoutent des géométriques. Ce sont les stations classiques du type de La Mouillah, encore que dans la couche inférieure jaune A. Barbin ait récolté un Ibéromaurusien pauvre et une industrie de facture moustérienne.
Architecture sans charpente où la morphologie supplée mal au défaut de stratigraphie. M. Jean Morel le regrette, que je cite :
« Bien qu'il y ait lieu de croire à un abandon progressif des formes levalloiso-atériennes au profit des microlithes, ces trois types de stations peuvent être synchrones et en l'absence de toute stratigraphie, la seule morphologie ne constitue pas un repère chronologique sûr. »
Si la reprise des fouilles aux Beni-Segoual, où l'outillage en quartzite risque fort d'avoir été négligé, permettrait peut-être de mieux suivre l'évolution de l'ibéromaurusien, c'est Columnata où M. Cadenat a tenté un unique essai d'une stratigraphie interne de cette industrie qui doit être considéré comme le gisement référence.
L'intérêt de la station réside dans le fait que les niveaux Ibéromaurusien (s) et Néolithique (s) s'y rencontrent en superposition directe, ils sont en un point séparés par une couche stérile.
Il faut faire quelques réserves. La stratigraphie n'est pas nette entre les deux niveaux que M. Cadenat désigne par Oranien (= Ibéromaurusien = Mouillien). Je cite: «Ce n'est qu'insensiblement que se manifestent les différences pourtant sensibles quand on compare des séries de matériaux provenant de points distants de plusieurs mètres. C'est l'apparition du scalène, forme géométrique, et la facture de l'os poli, qui justifient la distinction d'un niveau supérieur. Je le désignerai par Ibéromaurusien III.
Je désignerai par Ibéromaurusien IV l'étage Néolithique inférieur de M. Cadenat à Columnata, l'absence de poterie n'autorise pas ici l'appellation Néolithique, où les microlithes, principalement les triangles et les trapèzes, deviennent nombreux et la gravure sur os presque fréquente. Si, dans le cas particulier de l'Ibéromaurusien et du « Néolithique de tradition ibéromaurusienne » je considère que l'absence de poterie n'autorise pas l'appellation Néolithique, je précise que je n'ai jamais pris la poterie, pas plus que la pierre polie, comme fossile directeur du Néolithique car il est non seulement des niveaux mais encore des cultures néolithiques sans poterie ou sans pierre polie : Culture des Sables ou pseudo-tardenoisienne et Culture des Plateaux ou pseudo- campignienne du Languedoc Méditerranéen. Dans l'Ibéromaurusien IV de Columnata, on sent l'influence capsienne à la présence de lamelles à coches, de trapèzes échancrés tendant à la pointe de flèche à tranchant transversal et de 7 microburins. M. Cadenat a très bien vu la ressemblance de cet étage avec le niveau Intergetulonéolithique (on dirait aujourd'hui Intercapsonéolithique), du Dr Gobert à Redeyef.
L'industrie de l'os aux Beni-Segoual, station très classique, se réduit à.

peu de chose. A tel point que C. Arambourg a fait de la rareté de l'os poli l'une des caractéristiques de l'Ibéromaurusien. Cela est infirmé par le niveau Oranien supérieur (— Ibéromaurusien 111) de Columnata où cet élément culturel prend un grand développement. A l'Oued Tleta (Castellani-Bellin), je note la conservation, exceptionnelle dans le cas d'un gisement de plein air, de l'outillage osseux. L'outillage osseux est abondant à Champlain (= Oued Tleta) et de bonne facture et nombre d'objets, principalement les poinçons de section ovalaire et les aiguilles, s'identifient à ceux des niveaux Ibéromaurusien évolué de Columnata.
D'exécution aussi soignée, l'outillage en os de l'Oued Tleta présente avec celui des niveaux II et III de Columnata de nettes différences morphologiques et certaines formes sont spécifiques.


Les poinçons, comme aux Beni-Segoual et à Columnata, sont à l'Oued Tleta les pièces les plus communes mais la gouttière est une forme propre
II n'y a pas à l'Oued Tleta d'« épingles à tête », pièces à sommet pointu et à renflement basiliaire, qui forment dans l'industrie osseuse du niveau III de Columnata un groupe intéressant; plusieurs sont ornées de traits ou incisions. Il convient d'insister sur la présence d'une forme tout à fait spécifique et à ma connaissance jamais décrite. Il s'agit de quatre fortes lames, larges et plates, terminées d'un côté par une troncature oblique dégageant une pointe latérale plus ou moins marquée; pour trois d'entre elles la base manque. J'ai voulu d'abord les rapprocher des « tranchets » de Columnata, « lames larges, plates, peu épaisses, le plus souvent assez longues, terminées par un tranchant oblique biseauté, l'autre extrémité étant arrondie ». Mais la concavité de la troncature, répétée trois fois sur quatre, permet de dégager la pointe latérale qui est spécifique, et la seule pièce complète de l'Oued Tleta montre que l'extrémité opposée au biseau, loin d'être arrondie, forme poinçon, ce qui laisse supposer une utilisation multiple de l'outil.
.l'émettrai cependant l'hypothèse d'une communauté d'utilisation. Les outils ibéromaurusiens de l'Oued Tleta et de Columnata, à troncature oblique biseautée, et pointe latérale à l'Oued Tleta, ont pu également convenir au dépeçage des peaux. Mais si, par leur forme, les pièces de Columnata évoquent de très près les actuels « tranchets » de cordonnier, celles de l'Oued Tleta rappellent plutôt nos modernes « ouvre-lettres ». L'appellation est de M. Cabot-Briggs; elle est heureuse et ne risque pas de provoquer une fausse interprétation. A l'Oued Tleta comme à Columnata l'industrie de l'os a atteint un développement qui n'est pas commun dans l'Ibéromaurusien. La facture est également soignée mais les pièces diffèrent. Chaque station a développé une civilisation propre et produit des formes vraiment spécifiques.

Bulletin de la Société préhistorique française Année 1954 Volume 51 Numéro 9 pp. 429-433

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