Parmi les innombrables ruines romaines qui couvrent l’Afrique du Nord, la présence très fréquente de pressoirs ou de moulins à huile atteste la grande extension de la culture de l’olivier, même dans les régions d’où elle a totalement disparu aujourd’hui.
2Dès le Villafranchien, Olea Europea L. apparaît dans de nombreux sites sahariens et les analyses de charbons et de pollens conservés dans certains gisements ibéromaurusiens (Taforalt, Grotte Rassel, Courbet) ou capsiens (Ouled Djellal, Relilaï) attestent que l’oléastre existait en Afrique du Nord dès le xiième millénaire et certainement bien avant (Camps, 1974, p. 51 et 90).
3A l’arrivée des Romains en Afrique du Nord, les Berbères savaient greffer les oléastres, alors que dans le territoire occupé par les Carthaginois une véritable culture avait commencé à se répandre. Rome allait donc profiter de l’expérience punique pour étendre la culture de l’olivier à tout le territoire occupé par elle.
Conditions et procédés de culture de l’olivier
4Les Romains ont bien compris que l’olivier était l’arbre par excellence de la région du Tell et s’adaptait parfaitement aux conditions physiques des régions qu’ils avaient occupées. L’olivier en effet s’accommode d’un climat tempéré et celui dont jouissait l’Afrique romaine, sensiblement le même que de nos jours, lui était très favorable. Il ne lui faut pas de froids vifs et’ persistants de moins de 5 degrés en hiver et les gelées tardives du printemps lui sont nuisibles. En revanche, il supporte plus facilement de très fortes chaleurs. On admet généralement 800 mètres comme limite des oliviers fructifères et l’olivier sauvage pousse sur n’importe quel pic élevé, choisissant une crevasse pour enfoncer ses racines. Mais encore la nature du sol doit-elle lui convenir, le terrain ne doit être ni trop sableux ni trop argileux, et il souffre de la sécheresse du sol s’il contient plus de 20 % d’argile avec une pluviosité moyenne de 300 m/m et plus de 10 % avec une pluviosité moyenne de 100 m/m. Encore faut-il que la proportion de sable reste faible. Néanmoins l’olivier pourra supporter un peu plus d’argile si le sol est riche en carbonate de chaux. Ainsi s’accommode-t-il des sols les plus pauvres sans avoir besoin d’engrais sauf dans les terrains marécageux et salés d’où il est exclu. L’olivier est donc un arbre peu exigeant et qui a été, pendant l’époque romaine, le plus répandu en Afrique du Nord.
5Les Romains employaient soit la greffe qui rendait les oléastres productifs, soit la transplantation. Il est fort probable qu’en, plus de la greffe en écusson recommandée par Caton, ils connaissaient la greffe en couronne encore pratiquée de nos jours par les Kabyles. Mais ils développèrent surtout de nombreuses plantations. Pour cela, ils choisissaient de jeunes branches vigoureuses coupées en tronçons taillés en pointes. Ces rejetons étaient enterrés après avoir été enduits de cendre dans des fosses garnies au fond de gravier, puis remplies de terre végétale et d’engrais. Les arbres sont disposés par lignes régulières– qui apparaissent si nettement dans les photos aériennes –. On doit ménager entre les pieds une certaine distance. Dès lors les oliviers demandent un minimum de soins. Il faut les arroser quand survient la sécheresse, labourer le champ au moins deux fois par an, extirper chaque année tous les rejetons de la base de l’arbre qui devra être fumé tous les trois ans (Camps-Fabrer, 1953, bibliographie).
6L’olivier, s’il n’exige par beaucoup de dépenses, nécessite néanmoins des soins constants et attentifs (Pline l’Ancien, H.N., xvii, 45, 28 ; Columelle, v - ix). Mais surtout il présente pour le cultivateur un gros inconvénient, celui d’attendre 10 ans environ son rapport. Il était donc difficile pour le petit propriétaire qui voulait entreprendre une telle culture de le faire, s’il n’avait pas d’autres moyens de subsistance pendant la période stérile. L’indigène ne plantait donc pas un arbre pour en recueillir les fruits dix ans après, d’autant qu’il n’était pas sûr de rester pendant ce temps là le maître du sol qu’il occupait. En effet, la sécurité des campagnes était menacée en Afrique, et surtout vers le Sud, dans la région soumise aux incursions des nomades Gétules.
7Un double problème se posait donc aux Romains. Il fallait, d’une part, assurer au cultivateur qui plantait des oliviers la possibilité de vivre pendant l’attente du produit de sa plantation, d’autre part, lui garantir le revenu de sa terre.
8C’est ainsi que l’olivier devint l’un des moyens pacifiques de la sédentarisation. Il donne en effet ses fruits en automne, à une époque où le nomade Gétule se retire vers le désert où il trouve des pâturages pour ses troupeaux et de quoi se nourrir. L’olivier avait donc un premier avantage certain ; il était plus facile de razzier un champ de blé ou d’orge que de couper une plantation d’olivettes. Ainsi, parallèlement au mouvement de sédentarisation et de pacification, la culture de l’olivier s’étendait de proche en proche, gagnant les régions steppiques et même désertiques (Baradez, Fossatum Africae, Paris, A.M.G., 1949, p. 165).
9Cette progression vers le Sud risquerait de nous surprendre si nous n’avions, à côté des restes de pressoirs, ceux des travaux hydrauliques.
10Le long des oueds furent aménagées des terrasses. Pour protéger les sols contre le ruissellement les Romains ont construit des murs sur les lignes de crêtes, obligeant l’eau à pénétrer dans le sol et à atteindre ainsi les racines profondes. Pour retenir les eaux furent aménagés des bassins-réservoirs par des levées de terre. Ainsi le sol était-il transformé en une multitude de compartiments étroitement liés aux zones de culture. Les Romains avaient ingénieusement tiré parti des possibilités d’alimentation en eau. On a même retrouvé à Lamasba une inscription mentionnant l’existence de tours d’eau, pratique qui s’est maintenue chez certains montagnards du Maghreb (Haut-Atlas, Oasis).
11Une corrélation très nette mise en évidence par la cartographie entre la répartition des aménagements agricoles et celle des pressoirs à huile prouve que les plantations étaient essentiellement constituées d’oliviers dans le Djebel Mrhila, Tunisie centrale (Barbery, Delhoume, 1982). Fortuitement, à l’occasion du creusement de profondes tranchées nécessitées par le passage d’un gazoduc, l’une d’elles a recoupé une plantation de l’époque romaine mettant au jour les anciens trous de plantation effectivement creusés dans la croûte calcaire, pour permettre aux systèmes radiculaires de puiser leur alimentation dans les zones inférieures plus meubles.
Extension de la culture de l’olivier : agriculture et histoire
12Rome comprit que son intérêt en Afrique était de développer la culture de l’olivier. En Italie, la disparition de la classe moyenne décimée par les guerres civiles avait amené, en même temps, la disparition de la classe paysanne. Partout où poussaient les oliviers, les pâturages s’étendaient, malgré les efforts tentés pour préserver l’agriculture italienne. Or, cet abandon de la culture, correspond en Italie au moment où la consommation en huile augmente considérablement et la pénurie devient presque complète. Il y avait donc là pour l’Afrique une occasion, une raison de mettre en valeur ses possibilités. C’est ce qu’ont très bien compris les empereurs qui ont donné un très grand essor à la culture de l’olivier. Romains et Africains poursuivaient désormais le même but : les uns souhaitaient maintenir la paix et développer la culture pour assurer le ravitaillement en huile de Rome ; les autres souhaitaient s’enrichir dans cette paix que seuls les Romains pouvaient garantir par la force de leurs armes contre les incursions des Nomades insoumis et pillards.
13Mais il ne semble pas que sous la République et au début de l’Empire Rome se soit tellement préoccupée de développer cette culture, en une période aussi troublée de l’histoire d’Afrique. Les Romains se heurtent dans leur progression vers le Sud et au cours des différentes cadastrations aux indigènes, en particulier aux Musulames. La lutte contre leur chef fut peut-être la plus longue, la plus difficile, sûrement la plus caractéristique (Tacite, Annales, L, ii, Ch. 52).
14Les Musulames vaincus voient leurs terres réduites à un territoire bien délimité où ils seront fixés à l’époque de Trajan, et ces régions où ils cultiveront l’olivier, où ils seront sédentarisés, portent encore la marque de la culture qui y a été pratiquée : Madaure, Tébessa, Haïdra.
15Cette transformation dans les genres de vie, ce passage de la vie nomade à la vie sédentaire, nécessita plusieurs siècles de luttes pendant lesquels s’élaborait la transformation de l’Afrique tant administrative qu’économique. A l’époque de César, dans la Byzacène et plus au Nord, on cultivait le blé, l’olivier n’avait pas encore commencé à se répandre. Pourtant la Lex Manciana avait donné un droit réel, sur les subcesives palustres et silvestres du domaine public, aux cultivateurs plantant oliviers et vignes. La mise en valeur de l’Africa continua sous les Julio-Claudiens et les Flaviens. Mais les problèmes militaires et d’occupations stratégiques, posés par l’annexion des Maurétanies et les révoltes qui la suivirent, absorbent alors les empereurs et leurs légats. Les questions économiques demeurent cependant un sujet de sollicitude de la part des empereurs. Ainsi, la décision de Domitien de faire arracher les vignobles provinciaux, si elle fut réellement appliquée en Afrique, ne put que faciliter l’extension des oliviers dans cette province. Mais ce n’est encore qu’une ébauche de ce que sera la politique agraire des Antonins puis des Sévères, politique qui permettra à l’Afrique de connaître dans une paix relativement assurée, une prospérité grandissante.
16Des textes d’une importance capitale ont été découverts en Tunisie. L’inscription la plus ancienne, celle d’Henchir Mettich, date du règne de Trajan. Elle accorde d’importants avantages aux paysans qui créaient des olivettes. C’est Hadrien qui donna à la culture de l’olivier l’impulsion nécessaire.
17Un programme vaste et précis, qui montre l’esprit pratique de l’Empereur, apparaît dans l’inscription d’Aïn-El-Djemala qui nous fait connaître une pétition de cultivateurs, demandant à prendre pied sur des terres qu’ils n’occupent pas encore. Nous avons là un témoignage officiel en même temps qu’un hommage à l’Empereur de son activité pour développer en Afrique la culture de l’olivier sur des terrains jusque là incultes. Les empereurs du iième siècle se préoccupent donc très sérieusement de favoriser et d’encourager par des privilèges exceptionnels les efforts des paysans, pour diminuer la surface des terres en friche. Cette politique active et d’un réalisme très bienveillant se poursuivit jusqu’à Septime Sévère (inscription d’Aïn Ouassel).
18Durant l’époque des Sévères, l’Afrique romaine atteint son apogée, époque où les empereurs d’origine africaine s’intéressent le plus à l’équipement économique et à la mise en valeur de l’Afrique. L’élan fut suffisamment vigoureux pour que la prospérité agricole ait pu se maintenir malgré les révoltes et l’anarchie, à travers tout le iiième siècle et pendant l’époque constantinienne. Les Tablettes Albertini (1952) prouvent que dans une région aussi méridionale que le Djebel Mrata (à 100 km au Sud de Tébessa) l’olivier était encore aux dernières années du vème siècle, la principale culture puisqu’il est mentionné dans presque tous les actes de vente.
19C’est à la fin du iième siècle et au début du iiième que peut être placée l’ère du plus grand développement de la culture de l’olivier. Rome, en effet, assurait au paysan des garanties administratives et militaires ; en retour, l’Africain lui donnait des garanties économiques. L’extension de la culture de l’olivier est donc une preuve de saine économie, de tranquillité, c’est aussi une preuve de bonne administration dans un pays dont l’histoire est une suite de flux et de reflux du nomade contre le sédentaire.
20L’essor de l’oléiculture semble s’être poursuivi en partie du moins durant le Bas-Empire, comme l’atteste une inscription trouvée au Fundus Aufidianus (Peyras, 1975), situé en Tunisie du Nord à 22 km de Thuburbo Majus (Tebourba) et à 5 km au Sud de Thizica. Il s’agit de l’épitaphe d’un conductor grâce à laquelle on apprend que ce personnage remit en valeur les terres en greffant un grand nombre d’oliviers. Datée de la deuxième moitié du iiième siècle, cette inscription correspond au renouveau urbain enregistré sous Dioclétien et qui est lié à une reprise de la production agraire. Reprise attestée d’autre part par une seconde épitaphe chrétienne trouvée à Uppenna, dans le Nord de la Byzacène ; on peut y lire que Dion, le défunt, vécut jusqu’à 80 ans et planta au cours de sa vie 4°000 arbres, des oliviers selon toute vraisemblance.
21Les ruines de pressoirs à huile trouvées dans les campagnes et les villes ont permis de dresser une carte des régions oléicoles les plus importantes (fig. 1). Remarquons que la région de plus grande culture va en décroissant en densité et en surface de l’Est vers l’Ouest. L’Africa proconsulaire reste la région de plus grande production et tandis que déjà la Maurétanie sétifienne offre de grands espaces réservés à la culture des céréales, celle de l’olivier se restreint de plus en plus vers l’Ouest : ceci correspond à la pénétration plus profonde des Romains dans l’Est que dans l’Ouest. L’olivier a gagné sur le Sud les territoires qui, de nos jours, sont enterrés sous les sables comme la ville de Gemellae, par exemple.
22Toutefois, cette carte ne tient pas compte de la progression chronologique de la culture de l’olivier dans l’Afrique romaine. Il faudrait pouvoir établir plusieurs cartes successives, mais c’est une tâche délicate et difficile car le plus souvent les restes de pressoirs surtout dans les exploitations rurales sont impossibles à dater.
23De plus, toute prospection systématique s’accompagne le plus souvent de découvertes particulièrement éclairantes sur la densité de l’exploitation du sol. Ainsi, Ph. Leveau (1982) allait-il faire connaître autour de la ville de Caesarea et sur une superficie de 300 km2 54 exploitations oléicoles sur 241 sites repérés. De même, la vallée de l’oued Hallail, entre Djeurf et Ain Mdila (versant sud des Nemenchas) peut être rattachée à la zone oléicole de Numidie méridionale à la suite de la découverte par Ph. Leveau (1974 -1975) de nombreuses huileries situées dans la vallée. J.-P. Laporte (1983) dans la région d’Azeffoun/Tigzirt/Taksebt, en Grande Kabylie, reconnaissait en plus de 50 pressoirs classiques, une centaine d’installations creusées dans le roc alors qu’on n’en connaissait qu’un nombre très réduit jusqu’aux prospections de 1970/1971. Enfin, la seule ville de Volubilis (Ponsich, 1980 ; Etienne, 1964, Kherraz et Lenoir, 1981/1982) au Maroc comptait à elle seule plus de 50 huileries.
24Il faut donc bien avoir conscience des lacunes de notre documentation et de l’imparfaite image que fournit la carte présentée.
L’huile : techniques de fabrication et survivances
25L’étude des textes anciens est corroborée par les nombreuses mosaïques où figurent des oliviers que l’on retrouve aussi bien dans le thème de la chasse que dans celui des quatre saisons. Ainsi, sur une mosaïque de Cherchel peut-on voir les labours dans une olivette. La cueillette des olives est souvent représentée comme symbole des travaux de l’hiver (mosaïque d’Utique, mosaïque du Seigneur Julius à Carthage où l’on peut voir des enfants gaulant les olives). Ainsi peut-on imaginer les ouvriers et les coloni au travail tandis que les larges corbeilles se remplissent de fruits verts ou noirs. Les comportes bien remplies, on passe dans leurs anses de bois les deux barres qui permettent à deux hommes de les transporter de l’oliveraie au char qui les conduira jusqu’à l’huilerie. Déjà les ouvriers, sous l’oeil vigilant du maître de l’huilerie, s’empressent autour du char qui vient d’arriver.
26Une peinture et non une mosaïque, comme l’écrit à tort T. Prêcheur-Canon (1962), découverte dans la nécropole d’Hadrumète (S. Reinach, 1890) provient d’un hypogée dont la niche était ornée : « °un attelage de deux mules est au repos devant un char à deux roues ; dans le char, un homme courbé passe un récipient plein à un autre homme qui tend les deux mains pour recevoir le vase ; à côté de ce deuxième homme un autre, légèrement courbé, verse dans un boisseau le contenu de son récipient ; enfin, un quatrième homme attend que le boisseau soit plein pour le prendre et verse le contenu sur des tas qui sont derrière lui. Les tas représentés dans cette peinture semblent être des tas d’olives ».
27D’un geste leste, les coloni vident le contenu des comportes dans le moulin où s’effectue la première opération.
28Un premier travail consiste à détacher le noyau de la pulpe et à faire sortir de celle-ci l’amurca. J. Laporte (1974 - 1975) se référant à un texte de Columelle (De re rust., XII, 52, 7) qui décrit sous le nom de tudicula une machine à écraser ou broyer les olives propose d’identifier à l’organe essentiel de cette tudicula les « massues de bronze » hérissées de pointes recueillies sur différents sites d’Afrique du Nord et dans lesquelles on avait cru pouvoir reconnaître des masses d’armes. L’hypothèse de Laporte semble tout à fait plausible. Les très primitifs pilons de fer ou de bois utilisés en Tunisie sont à rapprocher des concasseurs de la région de Tkout encore employés de nos jours : les fruits jetés dans une fosse creusée dans le coin d’une pièce sont broyés au moyen d’un lourd bloc de pierre arrondi que deux hommes assis face à face font rouler de l’un à l’autre.
29Moins primitive, la mola olearia était formée de deux pierres s’emboîtant, l’une fixe, l’autre mobile. La meule inférieure est creuse et forme ainsi une cuve dans laquelle se trouve un disque de pierre manœuvré à l’aide d’un long manche transversal et traversé perpendiculairement par une poutre qui permet de l’élever plus ou moins suivant la quantité d’olives.
30Plus répandu était le trapetum. Au milieu d’une cuve ronde (mortarium) s’élève une courte colonne de pierre (milliarum) qui supporte, une pièce rectangulaire de bois recouverte de lamelles de métal et tournant sur un pivot de bois (columella). Aux extrémités s’insèrent deux pièces de bois (modioli) qui traversent deux hémisphères de pierre (orbes) plates à l’intérieur, convexes au bord de la cuve ; les orbes se déplacent circulairement dans la cuve. Quand le mortarium est rempli d’olives, deux hommes font tourner les orbes autour de la columella à l’aide des modioli, tandis que d’autres brassent à l’aide d’une pelle de fer (rutrum ferreum) la boue noirâtre pour en faire sortir l’armurca.
31A Madaure (fig. 2) on a trouvé un type de moulin plus perfectionné. De forme circulaire, il est entièrement taillé dans une seule pierre. Une meule cannelée tourne autour de la columella à l’intérieur d’une gorge creusée dans la pierre. L’amurca jaillit et coule au-dehors par trois dalots.
32Dans le moulin employé de nos jours dans la région de Fès, nous retrouvons la même table cylindrique en briques au lieu d’être en pierre de taille. Au centre de cette dalle se dresse verticalement un mât fixé au mur. C’est à peu de choses près le même moulin qui est employé actuellement dans l’Aurès. Ainsi le principe du moulin berbère (fig. 3) est très proche du moulin romain (fig. 2 et 4).
33Il faut noter cependant le nombre réduit d’installations de dénoyautage et de broyage des olives par rapport à celui des pressoirs proprement dits. A Caesarea, Ph. Leveau (1982) signale 4 meules (trapeta) sur un total de 54 sites. Mais nous savons que d’autres moyens d’écraser les olives avaient pu être employés.
34La première opération étant terminée, il restait à exprimer l’huile de la bouillie noirâtre sortie du moulin : on pouvait fouler les olives dans une corbeille à l’aide de deux grosses pierres.
35Plus caractéristique, le pressoir à coins représenté sur une fresque de Pompéi se retrouve à Tkout dans l’Aurès. Deux montants verticaux sont tirés de gros troncs d’arbres partiellement évidés et solidement fixés en terre. Dans les glissières s’engagent deux madriers superposés au-dessous desquels sont placés les scourtins contenant la pulpe et qui reposent sur une cuve de grès, pourvue d’une rigole le long de laquelle l’huile s’écoule dans une fosse. Pour augmenter la pression, on introduit des bûches de bois entre les deux madriers en les enfonçant à coups de maillets, comme sur la fresque de Pompéi.
36Le pressoir romain le plus répandu en Afrique était établi sur le principe de la pression d’un arbre par un cabestan solidement fixé à un contrepoids. Nous retrouvons encore dans l’Aurès des pressoirs établis sur le même principe et dont la ressemblance avec le pressoir romain est telle qu’elle ne peut être due à une coïncidence. Ce type de pressoir est construit de la façon suivante : deux arbores, piliers de bois, enfoncés dans le sol, encadrent une grosse poutre (prelum) dont l’extrémité est encastrée dans le mur par une pièce de bois.
37Différents systèmes de fixation du prelum ont été reconnus : alors qu’en Numidie prévaut celui du bloc creusé en une seule queue d’aronde, dans les régions orientales (Bir Sgaoun, djebel Mhrila) et même dans la région de Ténès ont été trouvées des jumelles monolithes. A Caesarea (Leveau, 1982), la forme des blocs munis de deux encoches perpendiculaires dessinant un T (pedicini), ou parallèles, permettait selon l’auteur de caler le pied de jumelles de bois. Ce type de jumelles ne se retrouverait que dans la partie nord-ouest de la Mitidja (Cherchel, Tipasa, Hammam Righa). Toutefois, d’autres systèmes entièrement en bois ont pu être utilisés.
38A l’autre extrêmité, le prelum est relié à un cabestan maintenu par deux montants et manœuvré par des leviers. Il permet d’élever ou d’abaisser le prelum par l’intermédiaire d’une poulie. La pierre du contrepoids maintenant le cabestan est entaillée à chaque extrêmité par une mortaise en queue d’aronde (fig. 5). Elle est le plus souvent parallélépipédique sauf au Maroc où elle est cylindrique, comme en Espagne (fig. 6). Quelquefois, en Grande Kabylie (Laporte, 1983), le substratum lui-même porte les encoches en queue d’aronde où sont directement fixés les montants du treuil.
39La pile de scourtins repose sur une dalle creusée d’une ou plusieurs rigoles (fig. 7) d’où l’huile s’écoule vers les bassins ou, à défaut, vers des jarres. Un système de décantation permettait parfois de recueillir des huiles de qualités différentes.
40La plate-forme de pressage peut, dans certaines régions, être remplacée par un mortier de tuileau : Volubilis ou Caesarea (Ph. Leveau, 1982), où dans un cas au moins la surface a été surcreusée de rainures.
41Nulle part n’ont été trouvés en Afrique les pressoirs à vis que Pline l’Ancien signale comme le terme d’une évolution technique. Cela n’a rien d’étonnant car ce pressoir se composait presque uniquement de pièces de bois. Il est très courant dans l’Aurès (fig. 9), en Kabylie et dans le nord du Maroc.
42Des pressoirs rustiques taillés dans le roc ont été reconnus par Laporte (1983) en Grande Kabylie, en plus des huileries construites comme à Tigzirt par exemple. Trois marches creusées dans le rocher assuraient l’accès à la partie supérieure. Une aire de trituration des olives, rectangulaire, concave est légèrement en pente. La partie basse en était sans doute barrée par une petite pièce de bois engagée dans une gorge creusée dans le rocher et destinée à arrêter la pulpe tandis que le liquide s’écoulait par en-dessous vers le réservoir inférieur. La faible hauteur de ce rebord semble exclure la possibilité d’y fouler du raisin. A côté, subsiste l’aire de pressage proprement dite avec sa pierre encochée en queue d’aronde, la table de pressage creusée de rainures, le réservoir et le contrepoids. Une centaine d’aménagements rupestres de ce type, offrant quelques différences dues à l’adaptation au sol, ont été ainsi reconnues. Ces pressoirs avaient souvent été interprétés de manière toute différente : chapelle chrétienne de Bejaïa, pierre à sacrifice près de Tiaret. Laporte (1983, note 40) en fournit la liste.
43Ainsi, depuis les formes les plus primitives du pilon et du pressoir taillé dans le roc, jusqu’au pressoir à vis, en passant par le pressoir à coins et celui à cabestan, nous retrouvons en Afrique, employés encore de nos jours, les pressoirs dont les principes différents constituent une chaîne ininterrompue dans l’évolution technique. A chaque type romain correspond un type berbère, mais par sa technique et son aménagement ingénieux le premier l’emporte toujours sur le second qui, chaque fois, s’est contenté de l’essentiel et s’est peu soucié des perfectionnements possibles.
44L’examen des différentes exploitations oléicoles a permis de distinguer plusieurs types d’huileries :
- entreprises industrielles que Ph. Leveau (1982) préfère appeler grandes huileries à pressoirs multiples comme celles de Bir Sgaoun (Tunisie), de Kherbet Agoub près de Périgotville (Satafis) (fig. 9), avec ses 21 plateformes de pression ; comme cela arrive fréquemment on ne compte qu’un contrepoids pour deux plate-formes de pression ; toute l’organisation de l’édifice a été réalisée en vue d’une production massive de l’huile.
- huileries urbaines situées dans des régions de production importante : presque toutes les villes de Tunisie, mais aussi Cuicul (Djemi-la), Madauros (fig. 10), Aquae Sirenses, Volubilis (fig. 11), etc.
- installations rurales : dans les campagnes bien rares sont les villae qui ne comptent un ou plusieurs pressoirs destinés à la consommation familiale et dont le surplus était certainement introduit dans l’économie générale de la Province (fig. 12).
45La production de l’huile dans l’Afrique romaine était en effet très abondante. Mais la qualité allait-elle de pair avec la quantité ? La qualité de l’huile dépendait de l’espèce des olives, de leur degré de maturité mais aussi des conditions matérielles du pressurage, car c’est la première pressée des olives à demi-mûres qui donne la meilleure huile.
46Ces conditions étaient-elle si mal remplies en Afrique pour mériter ce jugement dans les Satires de Juvénal : « lui, il arrose son poisson d’une abondante huile de Vénafre, le choux fané qu’on t’apporte à toi malheureux va sentir la lampe, car l’huile qu’on vous sert dans vos burettes est celle que nous expédient, sur leurs vaisseaux à la proue aigüe, les enfants de Micipsa, celle qui rend à Rome les bains déserts quand Bocchar s’y lave, celle encore qui préserve de la morsure des serpents ». Ce jugement sévère en même temps que piquant atteste qu’au temps des Antonins où écrit Juvenal l’huile africaine avait une très mauvaise réputation. Mais c’est justement l’époque qui est antérieure à celle du grand développement de la culture de l’olivier.
47Qu’elle fût bonne ou mauvaise, l’huile était indispensable à l’éclairage et aux soins corporels. Les thermes surtout en exigeaient de grandes quantités. Or, chaque ville romaine possédait au moins une installation de thermes publics sans compter celles des riches demeures particulières. Si l’éclairage et les soins du corps demandaient la plus grosse partie de l’huile consommée en Afrique, il ne faut pas omettre le rôle qu’elle jouait dans l’alimentation. Personne ne se privait de cette huile abondante et plus raffinée à mesure que la production augmentait et s’améliorait. L’Afrique pourvoyait largement aux besoins de sa population. Bien plus, la production excédait de beaucoup la consommation et alimentait le commerce extérieur et l’Annone.
Le commerce de l’huile
48L’abondante consommation d’huile en Afrique donnait lieu à un important trafic intérieur grâce à un système de routes très bien organisé.
49De ville en ville les échanges étaient faciles et on connaît suffisamment le rôle des marchés dans la vie sociale pour comprendre l’importance qu’ils devaient avoir aux yeux des Africains. Les marchés romains ne devaient pas être si différents des « souks » des campagnes et des villes de nos jours. On imagine aisément le geste du marchand d’huile puisant à l’aide de la cupa olearia dans les jarres remplies d’huile, en se référant à la stèle de l’oliarius du Musée de Cherchel (fig. 13). Tous les centres importants et en particulier les grands carrefours routiers étaient des marchés régionaux qui drainaient les produits des campagnes dont l’huile faisait partie. Des villes plus modestes avaient aussi leurs nundinae (Pavis d’Escurac, 1984), marchés mi-urbains, mi-ruraux.
50Si une partie de l’huile produite en Afrique était consommée sur place, une autre était versée à l’État à titre d’impôts ou de redevances et souvent pour fournir un service provincial de l’Annone. L’huile à percevoir était portée par les contribuables dans les greniers locaux les plus proches, à date fixe, contre reçu. De là, elle était acheminée vers les greniers plus importants situés au bord des routes (mansiones ou mutationes). L’huile des mansiones était alors expédiée soit vers les greniers des principales villes intérieures, si elle devait alimenter l’armée et la province, soit vers le port d’embarquement le plus proche, si elle devait alimenter l’Annone de Rome.
51Sous la République, de nombreux Italiens s’étaient établis en Afrique, mais il ne semble pas que le commerce libre qu’ils pratiquaient ait duré longtemps. Très vite, l’État romain a monopolisé le commerce extérieur de l’Afrique.
52Cette évolution se fit dès le milieu du 1er siècle pour la Maurétanie, province impériale, un peu plus tard pour la Proconsulaire. L’État va désormais s’adresser à des particuliers possédant des navires ; ce sont les domini navium ou navicularii. Dès le début il semble que les armateurs africains aient pris conscience de l’intérêt qu’ils avaient à se grouper. Ces associations spontanées prirent bientôt la responsabilité collective de transporter d’Afrique en Italie l’huile et les autres denrées de l’Annone. Dès lors, on comprend mieux la raison des nombreux privilèges qui sont accordés aux naviculaires devenus les auxiliaires immédiats du Préfet de l’Annone. Toute l’Afrique du Nord était bien desservie par de nombreux ports assurant les liaisons avec l’Italie ; sous la République, les navires venant d’Afrique s’arrêtaient à Pouzzoles mais, à partir du règne d’Hadrien, tout le trafic fut concentré dans le port d’Ostie.
53Ce n’est qu’à partir du règne de Septime Sévère que les distributions d’huile régulières, gratuites et journalières, ont été instaurées. Si la Tripolitaine en fournissait une partie, la Bétique joua aussi un rôle considérable (Ponsich, 1980). A l’époque de Constantin, la responsabilité des distributions d’huile incombait au préfet de l’Annone (Pavis d’Escurac, 1970, p. 200). Lepelley (1979, p. 29) rappelle que l’auteur de l’Expositio totius mundi (61, ed. Rougé, S.C., 124, p. 201) écrivait au temps de Constance ii que la province d’Afrique est riche en toutes choses, en récoltes comme en chevaux, puisqu’à elle toute seule elle fournit à tous les peuples l’huile dont ils ont besoin. Ceci est corroboré par un texte de Saint-Augustin (De Ordine, X, 1, 3), jadis commenté par Albertini (1930). Augustin raconte qu’il vivait, après sa conversion, avec ses amis dans une maison de Classiciacum, près de Milan ; or, les chambres n’étaient pas éclairées car l’utilisation continue des lampes à huile était, en Italie, un luxe que même des personnes riches ne pouvaient se permettre. Ceci sous-entend qu’il n’en était pas de même en Afrique où l’on pouvait sans dépense excessive lire et écrire la nuit, à la lueur de ces lampes retrouvées par milliers sur les sites. D’ailleurs, dans un sermon d’Augustin (Sermo, 170, 10), la vente d’huile est présentée comme le commerce par excellence. Pour Thysdrus (Trousset, 1977), comme pour Hadrumète (Foucher, 1964, p. 314), le déclin relatif des villes ne reflète pas obligatoirement l’affaissement de la production agricole régionale. Il faut faire la part d’un éventuel détournement du trafic commercial au profit d’autres centres de la Haute Byzacène intérieure alors en pleine prospérité. La deuxième moitié du iiième siècle représente l’apogée de la diffusion des estampilles de Byzacène et l’huile d’Afrique supplantait alors celle de Bétique à Rome (Zevi et Tchernia, 1969 ; Carandini, 1969 -1970, Lepelley, 1967).
54Une amphore de Tubusuctu découverte dans la pyramide d’un roi de Méroë, datée de la première moitié du iiième siècle, pourrait traduire la diffusion de l’huile d’olive de la vallée de la Soummam (Desanges, 1976). D’autres amphores provenant de Tubusuctu ont été retrouvées à Ostie, Rome, Prenens et Alba Fuscens. Pourtant, Lequement (1976) notant la présence de poix sur la paroi interne d’une amphore de Saint-Tropez qu’il rapproche de celles de Tubusuctu – poix qui dénature la qualité de l’huile d’olive – considérait qu’elle pouvait avoir contenu du vin ou de la saumure plutôt que de l’huile. Laporte (1983) a répondu à cette hypothèse par deux arguments : toute amphore poissée peut avoir contenu d’autres liquides que du vin et d’autre part, « le rapprochement de l’amphore de Saint-Tropez avec celle de Tubusuctu rendu possible tant que ces dernières n’étaient connues que par un mauvais dessin devient très douteux lorsqu’on examine le type exact publié par C. Panella » (Ostia, i, p. 106 - 108, fig. 535 - 540 ; Ostia III, p. 601 - 605, fig. 191, 192, 196). L’amphore anépigraphique de Saint-Tropez s’en distingue par au moins trois caractères : hauteur totale plus faible, intérieur du col cylindrique et non étranglé en diabolo, raccord du col à la panse par un angle droit, non régulier et progressif, comme sur les amphores de Tubusuctu. La question du contenu des amphores de Tubusuctu n’est donc pas encore résolue selon Laporte. D’autre part, la diffusion de la céramique africaine tardive dès le dernier quart du iiiéme siècle en Gaule du Sud semble bien être liée à l’exportation de l’huile d’olive (Zevi et Tchernia, 1969, Carandini, 1980).
55Le commerce extérieur de l’huile, comme les échanges à l’intérieur des provinces africaines montrent l’emprise complète de l’administration romaine, emprise qui, de siècle en siècle, se fait plus lourde jusqu’à l’étatisme quasi absolu du Bas-Empire (Lapelley, 1967).
Conclusion
56Fait politique autant qu’économique, l’extension de la culture de l’olivier est parallèle à l’occupation romaine. La carte dressée, malgré des lacunes inévitables, montre suffisamment comment la culture de l’olivier atteint les limites méridionales de la domination romaine en coïncidant avec le limes du iiième siècle, et surtout comment les régions les plus romanisées (Africa et Numidie) devinrent les grandes régions oléicoles de l’Afrique ancienne. Les ruines de pressoirs au même titre que les Capitoles et les théâtres témoignent de l’implantation romaine.
57Sous les Vandales et les Byzantins, malgré le maintien de l’oléiculture attestée par la présence d’huileries installées sur d’anciennes voies romaines, s’amorce une lente dégradation. Les cultures de l’Est souffriront beaucoup des luttes entre Berbères et Arabes et les derniers coups leur seront portés après l’arrivée des Hilaliens, lorsque la vie nomade supplanta la vie sédentaire.
58Or, par un curieux retour de circonstances, ce fut dans les régions les moins urbanisées par les Romains, dans les régions montagneuses de Kabylie, de l’Atlas, de l’Aurès, que la culture de l’olivier se réfugia avec les derniers sédentaires berbères qui se souviennent encore des traditions et des techniques romaines. Des différents types de production de l’huile, seule la production rurale s’est donc maintenue, suffisant à une consommation locale, puisque le commerce extérieure avait disparu et que dans les plaines abandonnées, suivant la coutume nomade, on se servait de préférence du beurre fourni par les troupeaux.
59Un vaste champ de recherche reste donc ouvert aux archéologues qui pourraient, par des prospections systématiques, mieux faire connaître le développement chronologique de la culture de l’olivier ; on sait les apports que de telles investigations ont permis dans la région de Caesarea, les Nemenchas en Grande Kabylie ou en Byzacène. Grâce à une étude systématique des amphores – étude déjà bien amorcée – pourrait être éclaircie la difficile question du commerce de l’huile de l’Afrique du Nord romaine vers l’Italie et les autres provinces.
par Henriette Camps-Fabrer
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