Le FLN n’appartient à personne, mais au peuple algérien qui se bat. L’équipe qui a déclenché la révolution n’a acquis sur celle-ci aucun droit de propriété. Si la révolution n’est pas l’œuvre de tous, elle avortera inévitablement », déclare Abane Ramdane à Ferhat Abbas afin qu’il rejoigne le FLN.
En effet, au début de la guerre, certains chefs se considèrent les seuls dépositaires de la révolution. Leur chef de file est indubitablement Ahmed Ben Bella. Malgré les cinquante années qui nous séparent de la fin de la guerre, il n’en démord pas. À chaque sortie médiatique, il se donne le rôle de l’unique initiateur de la révolution algérienne. Cependant, l’arrivée d’Abane à la tête du FLN va permettre la mise en œuvre d’une politique cohérente. Néanmoins, bien qu’il ait réussi à fédérer les forces de l’intérieur, la délégation extérieure pose, quant à elle, une flopée de problèmes. Soutenu par les services égyptiens, Ben Bella s’arroge le rôle de dirigeant décisif à la tête de l’Algérie en lutte. Pour ce faire, il tente de discréditer les autres membres de la délégation extérieure, Hocine Ait Ahmed et Mohamed Khider. Il accuse le premier de berbéro-matérialiste et le second de bourgeois. Leur intelligence fait que cette invective ne les touche pas. Ils continueront à assumer leur rôle sans qu’ils ne soient nullement déstabilisés.
Toutefois, l’homme fort du front de l’intérieur, en l’occurrence Abane, ne compte pas se laisser marcher sur les pieds. En plus, il ne s’agit pas d’une divergence sur un point donné. Car les divergences avec la délégation extérieure, en cette année 1956, se multiplient à foison. Et elles sont dues à plusieurs facteurs. Il y a d’abord l’éloignement de celle-ci du terrain des affrontements. Dans une note de bas de page, Mabrouk Belhocine, auteur du livre « Le courrier : Alger-Le Caire 1954-1956 », estime que ces divergences de vues peuvent s’expliquer par le facteur géographique. « Il est évident que des responsables d’un même mouvement, séparés géographiquement de 500 kilomètres, sont politiquement à des « années lumières » les uns des autres, ceux qui sont dans la « gueule du loup » et ceux qui n’y sont pas », écrit-il. Par ailleurs, bien que chacun poursuive l’objectif de recouvrement de l’indépendance nationale, il n’en reste pas moins que la stratégie des uns et des autres peut se trouver aux antipodes.
Quoi qu’il en soit, Abane déploie tous les efforts nécessaires pour y remédier à cette situation. Dans une correspondance, datant du 15 mars 1956, Abane clarifie autant que faire se peut l’orientation du FLN. Connaissant les tiraillements ayant miné le PPA-MTLD avant le déclenchement de la lutte armée, Abane décèle, avec certainement une amertume, le même esprit prévalant chez certains membres de la délégation extérieure. En réalité, Ben Bella est toujours resté MTLD. Ayant quitté le pays dans le début des années 1950, en 1952 exactement, Il ignore la réalité du terrain des affrontements. Dans la lettre du 15 mars 1956, Abane le signale parfaitement : « Nous avons rayé de notre vocabulaire les expressions « peuple à disposer de lui même » « auto détermination » etc. Nous n’usons que du vocable « indépendance » alors que vous nous parlez très souvent d’autodétermination », clarifie-t-il la position ferme des dirigeants intérieurs du FLN.
D’une façon générale, cette différence de vue est palpable. Dans les initiatives entreprises par les deux lignes du FLN, chacun tente de faire valoir son orientation. Pour Ben Bella, il existe au tout début un contrat moral entre les « neuf chefs historiques ». En d’autres termes, le FLN a déjà eu sa direction. Par conséquent, les nouveaux venus doivent se mettre au service de ce groupe. Cela dit, bien qu’il s’appuie sur les services égyptiens pour écarter ses deux collègues de la délégation extérieure, il utilise souvent ce contrat pour que le parti ne s’ouvre pas aux compétences. Tout compte fait, il considère que les « allumeurs de la mèche » doivent gérer, à eux seuls, la révolution. Mais cela suffit-il à libérer le pays du joug colonial, et ce malgré le stoïcisme des neuf chefs historiques ? Pour Ben Bella, l’engagement des neuf aurait suffi amplement à rallier les Algériens à la cause. C’est là une erreur, estime Abane. Pour ce dernier, le FLN est la propriété de tous les Algériens. Du coup, ils peuvent prétendre, au même titre que les initiateurs de l’action armée, à assumer les responsabilités suprêmes.
Cependant, bien que certains Algériens n’aient pas adhéré d’emblée à la lutte armée [les centralistes, l’UDMA de Ferhat Abbas et les Oulémas], il n’en reste pas moins que l’Algérie en lutte avait besoin de tous ces fils. Et leur intégration au FLN, selon Abane, ne doit pas être accompagnée de brimade. Dans la correspondance déjà citée, il étaye son acception de ce que doit être le FLN : « Pour nous le FLN est la projection sur le plan historique du peuple algérien en lutte pour son indépendance. Le FLN est quelque chose de nouveau ce n’est ni le PPA ni le MTLD ni même le CRUA. » Quoi qu’il en soi, bien que l’encadrement initial soit assuré par les anciens du PPA-MTLD, le FLN, pense Abane, doit dépasser le parti afin qu’il intègre en son sein toutes les sensibilités politiques nationales.
De toute façon, les divergences ne concernent pas seulement le rôle du FLN. Il y a même une différence concernant la stratégie des alliances. La priorité étant de pourvoir les maquis en armes, Abane rappelle à la délégation extérieure que « si les communistes veulent nous fournir des armes il est dans nos intentions d’accepter le parti communiste algérien en tant que parti au sein du FLN si les communistes sont en mesure de nous armer… Si vous êtes obnubilés par l’union nord-africaine nous n’avons qu’un seul souci : les armes, les armes, les armes. » Cela dit, les démocraties populaires, à ce moment-là, ne voulurent pas créer de clash avec la France. Etant considérée comme le maillon faible du libéralisme effréné, ces démocraties populaires faisaient tout pour détacher la France des USA. Après moult tergiversations, le FLN opte pour le rapprochement avec les démocraties occidentales en demandant notamment l’intégration de l’UGTA au syndicat mondial d’obédience américaine.
Sur un autre volet, les conditions de la fin de la guerre constituent le point d’achoppement entre Abane et la délégation extérieure, dominée, grâce à l’appui des services égyptiens par Ben Bella. Sur ce point, qu’il en déplaise aux ben bellistes, les correspondances, publiées par Mabrouk Belhocine, montrent plus de fermeté du côté d’Abane. En effet, il interdit à quiconque d’engager des pourparlers avec la France sans qu’il y ait l’aval préalable des maquis. De la même manière, il refuse d’entendre parler de la création d’un gouvernement à l’étranger. « Si nous devons un jour constituer un gouvernement provisoire, il sera en Algérie et pas ailleurs. Si par malheur vous vous amusez à constituer un gouvernement à l’extérieur nous nous verrons dans l’obligation de vous dénoncer publiquement et la rupture sera totale », avertit-il encore.
Pour conclure, il est évident qu’en 1956 Abane jouit de la confiance des dirigeants de l’intérieur. Il profite de ces appuis pour mettre sur rail la révolution algérienne. Sans jouer la mouche du coche, il détermine le rôle de chacun. Bien qu’il n’ait aucune légitimité pour cela, diront les mauvaises langues, il n’en demeure pas moins que son but est de faire du FLN un parti où chacun a sa place. En le comparant à Ben Bella, il va de soi que leurs cultures sont diamétralement opposées. Sans doute, Ben Bella est plus fasciné par un pouvoir illimité. La courte période qu’il a passé à la tête de l’État algérien corrobore cette thèse. Quant à Abane, même pendant la période cruciale, il pense associer tous les courants politiques algériens au FLN. Et c’est là que se situe la différence entre un homme de pouvoir et un homme d’État.
Par Ait Benali Boubekeur
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