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7/30/2014

La plus ancienne écriture de l’Afrique du Nord, le lybique, a plus de 3000 ans d’âge

 Notre écriture à nous, en Ahaggar est une écriture de nomades parce qu’elle est tout en bâtons qui sont les jambes de tous les troupeaux. Jambes d’hommes, jambes de méhara, de zébus, de gazelles, tout ce qui parcourt le désert. ét puis les croix disent si tu vas à droite ou à gauche. ét les points, tu vois, il y a beaucoup de points. Ce sont les étoiles pour nous conduire la nuit, parce que nous, les Sahariens, nous ne connaissons que la route, la route qui a pour guide, tour à tour, le soleil puis les étoiles. ét nous partons de notre coeur, et nous tournons autour de lui en cercles de plus en plus grands, pour enlacer les autres coeurs dans un cercle de vie, comme l’horizon autour de ton troupeau et de toi-même."
DASSINE OULT YEMMA, musicienne et poétesse de l’Ahaggar.
Nul doute que l’apparition de l’écriture soit un événement majeur. Ici aussi, comme pour le métal, son apparition dans l’art rupestre est bien plus précoce qu’on ne le croyait et qu’il n’a été partout écrit. C’est donc une plus grande ancienneté que nous allons défendre, mais aussi l’idée d’une origine autochtone de l’écriture des Paléoberbères, indépendante de l’écriture phénicienne ou de sa variante punique auxquelles on l’a souvent liée. L’hypothèse d’une genèse locale de cette écriture n’a rien de nouveau ni d’original, plusieurs linguistes ayant depuis longtemps défendu cette thèse bien avant nous, une thèse à laquelle nous avions tenté d’apporter de nouveaux éléments lorsque nous avons étudié les gravures rupestres de l’Atlas saharien, notamment la Période libyco-berbère de cet art (Hachid M.1992).
Nous versons, ici, au dossier, des inscriptions que nous avons recueillies au Tassili et dans la Tadrart Acacus : nous les considérons comme les plus anciennes inscriptions libyques que l’on connaisse, peut-être même comme les premières manifestations de cette écriture.
La question de l’origine du libyque se présente sous trois aspects : cette écriture est soit un emprunt à l’alphabet Phénicien, soit une invention locale, ou encore un emprunt à un prototype fort ancien que l’on ne connaît pas encore. Qu’il y ait eu ensuite des contacts et des échanges entre le libyque et le phénicien, le punique ou autres écritures, est une chose tout à fait possible, notamment en ce qui concerne l’invention de l’alphabet.
Avant d’aborder les éléments en faveur, ou défaveur, de l’une ou l’autre de ces trois hypothèses, voyons d’abord l’écriture elle-même.
Les caractères libyques, d’une simple et délicate géométrie non cursive, constituent une des plus anciennes écritures connues au monde, la première et la seule écriture autochtone d’Afrique du Nord. Comme pour les Libyens, le terme "libyque" vient du nom de la Libye, terme par lequel les Grecs désignaient l’Afrique. Le lybique dans lequel s’exprimaient et écrivaient les premiers Berbères figure aux côtés des autres langues énigmatiques de notre Terre comme celle dite "linéaire A" de Crète, ou celle de l’île de Pâques. Si la persévérance permet de plus en plus de déchiffrer les glyphes mayas, pourtant si complexes, le libyque ancien attend toujours son Champollion, lequel, dès 1838, préfaçant le Dictionnaire de la langue berbère de Venture de Paradis, établissait déjà une parenté entre la langue berbère et l’égyptien ancien.
Malgré la forme moderne du libyque, les tifinagh, que les Touaregs sont les seuls parmi les Berbères à avoir conservés, malgré l’inscription bilingue en punique et libyque du temple de Dougga (Tunisie), datée de l’an 138 ou 139 avant notre ère (10e année de Micipsa, roi des Numides), qui a permis de transcrire l’alphabet libyque oriental, malgré les quelque 1200 inscriptions publiées dont la majorité provient du pays massyle, berceau de la Numidie berbère (Camps G. 1996, p. 2564), sans compter toutes celles qui ont été peintes et gravées sur les rochers du Sahara - les plus mal connues - la langue des Paléoberbères reste indéchiffrée, même si on connaît la valeur d’une partie de ses signes ! A l’heure où les paléo-linguistes retrouvent et reconstituent des langues mortes qui remontent à la préhistoire en comparant les langues qui en sont issues, on ne sait pas encore lire le libyque !
On s’est passionné pour le punique ou le grec, mais pas pour le libyque, et ce désintérêt est déjà fort ancien. Ni Hérodote, ni Pline, ni Shabon n’ont daigné faire quelque commentaire sur cette langue, une langue dont la répartition géographique est pourtant vertigineuse : du Nil occidental et de la Nubie, à l’est, jusqu’aux îles Canaries à l’ouest et de la Méditerranée au Sahel. Une inscription sur bois, objet rare, l’inscription du chajasco d’él Hoyo de los Muertos, découverte dans l’île de él Hierro dans l’archipel canarien, qui daterait du Xe siècle, est constituée de l3 signes qui ont été rapprochés des alphabets libyques de l’ouest de l’Afirique du Nord ou des alphabets touaregs ! (Cuscoy D. et Galand L.1975).
L’élite dominante protoberbère de la Préhistoire, puis paléoberbère, en étendant sa souveraineté à toute l’Afrique du Nord, confère un tel prestige à sa langue que seule celle-ci sera parlée au Sahara avant l’arrivée de l’hébreu et de l’arabe.
Si le berbère a fait disparaître les langues qui l’ont précédé au Sahara - comme l’expansion indo-européenne a fait disparaître les langues antérieures, dont le basque reste le cas le plus spectaculaire (Basques qui, malgré les millénaires de métissage, ont gardé certaines particularités génétiques, comme le plus haut pourcentage mondial du gène codant le rhésus négatif) -, il est très probable que des populations résiduelles mises en servage ou en esclavage ont longtemps continué de parler le nilo-saharien ou le niger-kordofanien dans leurs oasis avant que ces parlers soient à leur tour absorbés par le berbère. Pourtant, le complexe de supériorité du nord se manifeste déjà : seul, un auteur africain, Fulgence, au Ve siècle, précise que l’alphabet libyque compte 23 signes, tandis qu’au siècle suivant, Corippe, du haut de la civilisation qu’il représente, évoque cette langue pour nous en dire du... mal. Strabon, Diodore de Sicile, parlant du célèbre oracle d’Ammon de l’oasis de Siwa, décrivent la cérémonie durant laquelle l’image du dieu était portée dans une procession à travers l’oasis suivie de femmes chantant "[...] des hymnes grossiers dans la langue libyenne.". Quant à Salluste, c’est à peine s’il fait remarquer que les Numides parlent une autre langue que celle des Phéniciens.
On sait par l’histoire que la première occurrence du mot "barbare" se trouve chez Homère, dans l’Iliade. élle désigne plus exactement le langage des Cariens peuple asiatique lié aux Troyens. Selon Homère, les Cariens sont "barbarophones" c’est-à-dire ceux qui parlent mal leur propre langue. Parler en barbare c’est parler en borborygmes. Le redoublement, considéré comme grotesque, de la première syllabe (bar-bar) désigne celui qui parle mal jusqu’à sa propre langue. Plus tard, chez Platon et Aristote, les Barbares seront ceux qui sont étrangers à la langue de la civilisation, le grec, bien sûr. Montaigne se montre plus objectif en disant que "Chacun appelle "barbarie" ce qui n’est pas de son usage".
Ces auteurs grecs et romains, si dédaigneux de la langue des Libyens, ne pouvaient pas savoir que leur langue mère, le proto-indo-européen, était apparu il y a 6 000 ans seulement, alors que l’afrasien remonte au moins à 17 000 ans, que le français, l’italien, l’espagnol, le roumain, langues romanes, dérivent de la langue latine parlée dans l’Empire il y a 2 000 ans, alors que le berbère s’est probablement individualisé avec les Protoberbères, il y a environ 8 000 à 7 000 ans. Le mépris des cultures, ou des pays dominants, ne datent finalement pas d’aujourd’hui.
Les spécialistes déplorent que les inscriptions sahariennes soient courtes et pauvres, qu’elles se limitent à des souhaits, des avertissements, des déclarations amoureuses, des indications sur une piste, un point d’eau, un abri-refuge. Le corpus du libyque est presque entièrement constitué des inscriptions recueillies en Numidie (Tunisie septentrionale et Algérie orientale) et dans les Mauritanies césarienne et tingitane (Algérie centrale et occidentale et Maroc septentrional), c’est-à-dire au Maghreb. Mais si on s’attelait à recenser et déchiffrer ces innombrables inscriptions sahariennes - et surtout les plus anciennes qui accompagnent les chars -, ne découvrirait-on pas un jour qu’un chroniqueur rupestre a peint quelque message significatif, peut-être même le nom de l’Egypte, des Peuples de la mer ou de Carthage ?
On sait donc que le libyque appartient à la famille afrasienne comme l’égyptien et le sémitique. L’écriture est alphabétique et consonantique, elle se lit généralement du bas vers le haut quoique sa disposition et son orientation soient très libres et même fantaisistes, dessinant parfois de jolis boustrophédons. La difficulté de son déchiffrement réside dans la complexité de sa structure : la non séparation des mots, la non notation des voyelles dont la fonction dans le texte est de surcroît diversifiée... Imaginez que vous ayez à lire, sans connaître la langue, un texte en allemand où les mots ne sont pas séparés, sans aucune voyelle, avec la possibilité de mettre à la place de la voyelle non énoncée aussi bien un a, un i ou un o ! Lionel Galand, qui, depuis de fort nombreuses années, tente d’élucider cette écriture rebelle, donne le meilleur et le plus humoristique des exemples pour illustrer ces difficultés en écrivant : IIECOII = "ltmbl" pourrait être traduit par "elle est aimable", "l’automobile", ou encore "il tue ma belle" (Galand L 1991, p. 56) ! Sans compter l’évolution que l’écriture a nécessairement connue, à l’instar de celle qui sépare le français actuel de celui des temps médiévaux, par exemple.
Longtemps, les linguistes ont considéré qu’il existait dans l’Antiquité trois alphabets libyques qui se différenciaient par le nombre de leurs lettres et leur répartition géographique. Le premier était dit oriental, le second occidental et le troisième, saharien. Mais il semble que la réalité soit bien plus complexe : "On a longtemps considéré qu’il y avait un alphabet "oriental" pour la partie est du domaine et un alphabet "occidental". Cette dichotomie commode ne correspond pas, en fait, à la réalité [...] et, comme l’a montré Lionel Galand, "il faut renoncer à tracer une limite géographique précise entre les deux alphabets qui sont comme autant de facettes d’une culture" - alphabets qui correspondent vraisemblablement à des états de langue aussi variés pour ces époques anciennes qu’ils le sont aujourd’hui" (Aghali-Zakara M. et Droutin J. 1997, p.101). Le terme générique "libyque", le berbère de l’Antiquité, recouvrirait donc différents alphabets ayant des caractéristiques communes mais dont l’expansion, dans l’espace et dans le temps, a abouti à la diversification d’une partie des signes et de leur valeur. Selon ces mêmes auteurs : "A part quelques manifestations tardives, la pratique de cette écriture a disparu au nord de l’Afrique, vraisemblablement à la fin de la domination romaine, vers le Ve siècle après J.-C." (idem, p. 102). On sait effectivement que cette écriture ne s’est conservée que dans le groupe des Berbères Touaregs du Sahara et du Sahel. Mais, s’agissant du nord de l’Afrique, notamment de l’Atlas saharien, il existe des inscriptions qui, d’après le contexte, sont postérieures à la période romaine : nous pensons donc que la pratique de l’écriture berbère, en tous les cas dans l’Atlas saharien, s’est conservée bien après la période romaine.
C’est à peine si les sources classiques accordaient aux alphabets occidental et oriental, considérés comme contemporains, une ancienneté remontant au IIIe ou IIe siècle avant J. -C., bien que la supposition qu’ils soient bien plus anciens ait aussi été défendue. En effet, à Tiddis, en Algérie orientale, la datation d’une sépulture contenant des poteries, dont l’une portait des caractères libyques, indiquait qu’une plus grande ancienneté était possible. Plusieurs stèles portant des inscriptions libyques se situaient entre le IIIe siècle avant et le Ve après J. -C.
C’est un document rupestre qui devait mettre en garde les spécialistes sur une plus grande antiquité possible du libyque. A Azib n’Ikkis, dans le Yagour (Haut Atlas marocain) se trouve une gravure représentant un cartouche anthropomorphe dans lequel s’inscrivent quinze à seize caractères libyques (Hachid M. 1992, t. 2, fig. 257). Le contexte iconographique de cette gravure, notamment un grand nombre d’armes métalliques, faisait remonter l’ensemble à l’âge du Bronze. Se basant sur le contexte archéologique, Gabriel Camps en déduisit que cette inscription pouvait être bien antérieure aux VIIe-Ve siècles avant notre ère (Camps G. 1996).
Signalons que, depuis, cette inscription a été gravement détériorée par une main vandale qui a, en quelques minutes, détruit un document archéologique fondamental et des millénaires d’histoire. Nous devrions, chercheurs maghrébins que nous sommes, avec les spécialistes et les autorités responsables du patrimoine, contribuer à protéger ces précieux témoins.
L’ancienne thèse de l’existence de trois alphabets localisait le troisième dans la Berbérie présaharienne et saharienne, territoire des Gétules et des Garamantes. C’est celui qui nous intéresse ici et c’est malheureusement le plus mal connu et le plus mal situé dans la chronologie. De plus, on sait aujourd’hui que les inscriptions sahariennes se divisent à leur tour en plusieurs alphabets quasi régionaux. Au Sahara central, plus exactement à Djerma, au Fezzan, les fouilles ont révélé des amphores gravées de caractères d’écriture datés du Ie siècle de notre ère. A Bu Njem, en Tripolitaine, on possède les preuves archéologiques que les Garamantes possédaient un alphabet particulier au IIe siècle de notre ère. On sait par le mausolée du personnage dit de "Tin Hinan", à Abalessa (Ahaggar), où des blocs ayant servi à la construction portaient des inscriptions interrompues par leur débitage, que les tifinagh récents peuvent remonter au moins au Ve siècle de notre ère, date à laquelle fut érigé cet important édifice funéraire. Cela donne donc aux tifinagh anciens une plus grande ancienneté que celle qu’on leur prêtait au départ et les fait très vraisemblablement contemporains des autres "écritures libyques du nord" (Gabriel Camps).
Les Touaregs attribuent l’invention de leur écriture à un héros fondateur, Amamellen (qui signifie "celui qui possède la clarté") ou Aniguran (se traduisant par "proverbe ou énigme, étant compris"), héros fondateur de la culture touarègue. Il s’agit de ces nombreux tifinagh qui "marquent le moindre relief du Sahara et qui commencent par : nek, c’est-à-dire par les lettres I = ien et :- = iek, qui veulent dire "Moi, un tel...". Les Touaregs arrivent à en épeler la plupart des caractères quoiqu’ils n’en comprennent pas toujours le sens et que quelques-uns des signes aient aujourd’hui disparu. Ces tifinagh, bien sûr, annoncent les tifinagh récents en usage aujourd’hui, et qui commencent par le traditionnel : awa nek (c’est moi un tel...).
Henri Lhote pensait que les inscriptions sahariennes se divisaient en trois groupes. Les tifinagh les plus anciens apparaissaient dans un contexte caballin uniquement, avec des gravures de chevaux et des cavaliers bitriangulaire à plumes, tenant un bouclier rond et portant un couteau-pendant de bras ; ils commençaient par : = ieh, 0 = ier, = (?) et étaient intraduisibles. On se demande quelle est la relation entre cette formule usitée au Tassili et en Ahaggar, et celle, relativement répandue dans l’Adrar des Ifoghas, l ’Adrar Ahnet et l’Aïr, qui comporte aussi les deux premières lettres (ieh et ier), mais dont la troisième diffère, l’ensemble signifiant "Je suis à la trace de...", suivi généralement d’un nom propre féminin. C’est le personnage que cet étage reproduit qui correspondrait donc à Amamellen. Le deuxième groupe identifié par Henri Lhote se constituait de caractères introduisant les tifinagh actuels puisque les Touaregs arrivent à les traduire partiellement ; ces dernières apparaissent dans un contexte camelin et débutent souvent par la formule traditionnelle : = iaou, l = ien, :- = iek, qui signifie : awa nek, "C’est moi...". énfin, les tifinagh actuels formaient le troisième groupe. Le fait que ces inscriptions soient lues entièrement, partiellement, ou qu’elles échappent à tout déchiffrement est significatif de la variété des signes et de leur évolution à travers le temps. S’agissant des innombrables inscriptions rupestres du Sahara, il est tout à fait vrai que leur déchiffrement ne sera "[...] rendu possible que par des recensements systématiques et une comparaison méthodique des textes bien localisés" (Aghali-Zakaria M. et Drouin J. 1997, p.102). C’est en ce moment l’objectif d’un groupe de chercheurs de l’Ecole pratique des hautes études, au seins du Recueil des Inscriptions libyco-berbères.
La série chronologique d’Henri Lhote doit aujourd’hui être corrigée, du moins dans sa partie initiale. Comme nous allons le voir, le premier groupe n’est pas le plus ancien, sachant que les premiers caractères d’écriture qui apparaissent au Sahara central sont des signes libyques, peints et associés au peuplement bien défini des Paléoberbères dans un contexte animalier où la girafe existait encore au Tassili. Un élément semble toutefois bien établi : les tifinagh anciens figurent dans un contexte exclusivement caballin, avant que le dromadaire n’apparaisse au Sahara.
Le terme "tifinagh" est le pluriel de tafinek (dans le système phonologique du berbère, gh et q sont les allophones d’un même phonème). Il pouvait signifier "les phéniciennes ou les puniques" (Punica) : c’est sur cette base étymologique que l’on a admis que l’alphabet libyque s’était inspiré en partie ou en totalité du système d’écriture punique, d’autant que, on le sait, six de ses lettres ont une forme tout à fait similaire à ce dernier. Cet argument étymologique pour prouver l’origine punique du libyque est loin d’être convaincant et a très bien été réfuté par Gabriel Camps qui rappelle que "[...] les chiffres arabes sont persans et les figues de Barbarie, américaines" !
D’autres explications étymologiques possibles du terme tifinagh ont récemment été proposées par Salem Chaker. La première est qu’il existe dans l’Adrar des Ifoghas un verbe "efne" qui signifie écrire. La seconde est que la racine FNQ est contenue dans l’une des dénominations du coffre domestique kabyle : afniq. Sachant que ces coffres ont été utilisés en guise de cercueil dans l’Antiquité punique et libyque, Salem Chaker se demande : "[...] l’emprunt punique supposé n’est-il pas d’abord une influence au niveau des rites funéraires ? ét le terme tifinagh n’aurait-il pas d’abord signifié pour les Berbères "les épitaphes", dont la pratique aurait été empruntée aux Puniques, plutôt que "les phéniciennes/puniques" ? (Chaker S. et Hachi S. 1999, p.10). Si l’existence d’un verbe qui signifie "écrire" en berbère est fort intéressante, un emprunt du terme "épitaphe" en punique nous apparaît plutôt tardif, sachant qu’à cette date l’écriture libyque est déjà constituée, comme nous allons essayer de le démontrer.
Pour tenter une évaluation chronologique de la période à laquelle les caractères du libyque ont pu être mis au point, dans l’optique d’une genèse locale, nous basant bien sûr sur les données que la linguistique a recueillies sur la nature de cette écriture, nous ferons aussi appel à des éléments archéologiques et historiques. La première question que nous nous posons est de savoir si le libyque ne pourrait pas être aussi ancien que le phénicien lui-même ou le punique, assez pour que l’on puisse proposer que ses lettres ne puissent en dériver !
On attribue l’invention de l’alphabet aux Phéniciens vers l300/l200 ans avant J.-C., mais on sait aujourd’hui que le principe de l’alphabet est né bien avant. L’alphabet phénicien se répand vers 1000 avant J.-C. en Méditerranée et vers l’Asie, porté par l’activité du négoce et les nécessaires contacts entre les royaumes et les peuples. C’est ainsi qu’entre autres peuples de la Méditerranée orientale, il est adopté par les Grecs vers 800 ans avant J.-C. Cette hypothèse voudrait donc que les groupes paléoberbères en aient fait autant. Sur le plan historique, cette hypothèse paraissait encore plus défendable puisque les plus anciennes inscriptions libyques étaient considérées comme postérieures aux premières colonies phéniciennes en Afrique du Nord, datant de 1200 avant J.-C., et même à l’établissement de Carthage en 8l4 avant notre ère. Mais déjà Stéphane Gsell devait protester, considérant que si le libyque et le punique présentent, certes, plusieurs signes communs, les caractères puniques sont généralement cursifs et se présentent horizontalement alors que dans le libyque, ils sont anguleux et géométriques, et placés verticalement pour les plus anciennes.
Comme nous l’avons dit précédemment, la théorie selon laquelle le libyque pourrait être tout ou partie une invention originale possède ses supporters. én 1959, J.G. Février voyait dans l’écriture libyque un mélange de lettre empruntées et de lettres puisées dans "[...] un vieux répertoire local : tatouages tribaux, marques de propriété, signes gravés sur les pierres de taille..." (Février J.G. 1959, p. 325). Selon Lionel Galand, il a pu exister une graphie libyque sur laquelle, effectivement, le punique a pu exercer une influence (Galand L. 1989, p. 110). Cette graphie originale était en mesure d’emprunter quelques lettres et d’en aménager d’autres, tout en ayant les siens propres. Selon Gabriel Camps, partisan de l’existence de prototypes fort anciens, desquels dériveraient les alphabets phénicien et libyque, "en fait, il n’es guère possible de fixer les origines de l’écriture libyque" (Camps G. 1987, p. 202). Quant à Salem Chaker, il fait remarquer que le libyque apparaît partout tel qu’on le connaît dans son aspect géométrique sans être précédé de stades intermédiaires qu’on ne possède pas, stades qui pourraient représenter une transition ou une évolution progressive du libyque à partir d’un modèle phénicien ou punique, comme c’est par exemple le cas entre le phénicien et le grec archaïque ou la séquence araméen/nabatéen/arabe (Chaker S. et Hachi S. 1999, p. 8).
Outre la linguistique, il existe des éléments ou d’autres voies d’investigation que l’on peut verser au dossier compliqué de l’apparition du libyque : il s’agit des peintures rupestres et des découvertes faites au cours des fouilles archéologiques au Sahara, d’une part, de l’histoire antique de la Méditerranée, d’autre part.
Nous devons à nos années passées dans l’Atlas saharien et le Tassili, y observant des centaines d’inscriptions gravées et peintes, l’intuition d’une genèse locale du libyque. L’argument peut paraître subjectif, mais la fréquentation du terrain est un élément fort important. Si les physiciens, mathématiciens et astrophysiciens d’aujourd’hui, parmi lesquels des noms célèbres comme celui de Newton ou Einstein, ont parfois accédé à des découvertes fondamentales grâce à des théories qui ont été vérifiées par la suite, des théories souvent bâties sur une grande part d’intuition de l’aveu même de ces célèbres chercheurs, on se demande pourquoi la même démarche serait interdite aux archéologues dans la mesure où leurs hypothèses peuvent trouver preuve.
Dans l’Atlas, nous remarquions que les inscriptions rupestres étaient postérieures à la période du char et du cheval, un constat qui nous étonnait, car, au Tassili, nous commencions à découvrir que char et cheval, écriture et métal semblaient aller de pair (aussi, nous ne serions pas surprise si dans l’Atlas des caractères d’écriture se
trouvaient un jour associés au char et au cheval). Les inscriptions atlasiques que nous avons soumis à Salem Chaker lui permirent de les rattacher à un alphabet occidental avec des caractères sahariens anciens (in litteris) (Hachid M. 1992).
Le fouillis géométrique des parois de l’Atlas fut pour nous décisif. Nous avions été frappée par ce riche cortège de signes géométriques marquant les rochers, parmi lesquels des signes très proches du décor géométrique des arts populaires actuels (tissage et tapisserie, poterie, sculpture sur bois, tatouages, peintures murales, forme et décors des bijoux). Il nous paraissait clair que ces signes étaient déjà de véritables idéogrammes, des symboles, une sorte de graphie naissante, porteuse de sens.
Cette hypothèse allait se renforcer avec les prospections que nous fîmes dans la région de Tébessa (nord-est de l’Algérie). Nous y vîmes des sites rupestres inédits reproduisant exactement les mêmes signes géométriques que ceux ornant les coquilles d’oeuf d’autruche des Capsiens, ces premiers Berbères dont l’une des caractéristiques culturelles essentielles, voire identitaires, est celle du décor géométrique qui marque tous leurs objets utilitaires et leur parure. Nous avons alors publié un motif à l’allure décorative, mais ayant déjà un sens précis : un arbre, peut-être le palmier (Hachid M. 1982, fig. 297) en écrivant : "Le palmier est avec le dromadaire le plus grand ami du Saharien ; chez les Kabyles comme chez les Touaregs le palmier est la maison des anges"
Aujourd’hui, l’interrogation de Salem Chaker et de Slimane Hachi : "Ne doit-on pas plutôt envisager d’emblée un processus de développement endogène à partir de pratiques non scripturaires, en tout cas non alphabétiques ?" (Salem S. et , Hachi S. 1999, p. 2), vient rejoindre l’avis des partisans d’une origine locale du libyque et conforter ce que nous écrivions sur les gravures géométriques de l’Atlas saharien : "De plus en plus réduites, les figures tendent à se géométriser et la période libyco-berbère entre progressivement dans la voie de l’abstraction. De nombreux motifs au tracé rectilinéaire, ignorant le volume et la courbe, apparaissent dès l’étage caballin et se multiplient surtout en milieu camelin - losange, triangle, carré et rectangle, marelle, ligne brisée, chevrons, signe en M, barbelures, branche, croix... C’est ce même cortège de motifs que l’on retrouve aujourd’hui dans les arts populaires... Avec les temps protohistoriques et historiques, le dessin figuratif tend à disparaître ; le style géométrique envahit les parois et peu à peu cet art se confine aux graffiti. Au début de ce processus, entre la fin de la période des chars et le début de la période libyco-berbère, on ne sait d’où ni comment surgissent les premiers caractères d’écriture." (Hachid M. 1992, p. l47). On ne peut, dans ce cas, admettre l’idée d’un emprunt total au punique.
Ces mêmes auteurs font remonter ce processus à l’art rupestre caballin du Tassili : "[...] les artistes du caballin ont été ceux qui ont inauguré, puis généralisé de manière graduelle, le schématisme à base géométrique. Ce style, nouveau, en nette opposi avec le réalisme et la diversité des représentations bovidiennes, correspond à un profond changement dans le graphisme..." (idem, p. 5). Ce constat est certes valable en ce qui concerne les gravures de l’Atlas saharien, mais pour le Tassili et le Sahara, le graphisme géométrique est bien plus ancien que la période caballine. S’agissant du Sahara central, nous pensons que, des Protoberbères Bovidiens aux Paléoberbères, il y a certes un changement de style dans l’art de la peinture, dans la mesure où les premiers s’inscrivent encore dans un art figuratif alors que les seconds abordent un traitement des figures plus stylisé et plus géométrique. Néanmoins, l’apparition de motifs géométriques est plus ancienne que ne l’estiment Salem Chaker et Slimane Hachi : les peintures que les Protoberbères Bovidiens du néolithique appliquaient parfois sur toute la surface de leur corps, le décor des vêtements, notamment féminins, sont déjà investis de motifs divers pouvant se prêter peu à peu à l’esquisse d’un graphisme symbolique, s’il ne l’était pas déjà...
Partout dans le monde, chez les peuples premiers, les peintures corporelles ont une importance capitale d’un point de vue magico-religieux. Pour les Protoberbères Bovidiens, nous pensons que les peintures corporelles (qui pouvaient aussi être des tatouages) jouaient déjà le rôle de "marqueur", chaque groupe ayant les siennes, les uns préférant les zébrures, les autres, les lignes ondulées, d’autres encore, les motifs géométriques. S’il y a différence dans ce décor corporel qui marque l’appartenance tribale, c’est qu’il y a déjà un début de sens. élles pouvaient aussi être liées à des activités particulières ; ainsi, on remarque que les chasseurs ont souvent des zébrures sur les jambes. Avec les Libyens orientaux magnifiquement restitués par l’art égyptien, les signes-tatouages sont visiblement réservés aux rois et aux dignitaires et impliquent, comme le double baudrier, les notions de prestige, de pouvoir et de noblesse. On a reconnu parmi ces tatouages le signe de la déesse Neith, signe à la fois religieux et prophylactique, et le signe de croix qui n’a aucun lien avec le christianisme, loin d’être né. Chez les Garamantes, notamment, le graphisme géométrique va prendre les proportions qu’on lui connaît. Surtout, il va intervenir sur les figures elles-mêmes qui perdent de plus en plus leur aspect figuratif au profit d’un traitement géométrique. Cette graphie a pu donner naissance plus tard à quelques signes sommaires préalphabétiques.
En résumé, nous pensons que c’est d’abord chez les Capsiens du Maghreb, il y a plus de l0 000 ans et chez les Protoberbères Bovidiens du Sahara, il y a déjà 7 000 ans, qu’il faut chercher ce vieux stock de signes divers, puis chez les Libyens orientaux et sahariens des débuts de l’histoire. C’est dans ce creuset iconographique que se trouvent certains éléments graphiques socio-religieux (et autres ?) qui ont pu se prêter progressivement à la mise en place d’une sorte de langage idéographique primaire. Ce n’est qu’avec les Paléoberbères Garamantes que ce système primaire s’est orienté vers une forme scripturaire pour donner les premiers caractères d’écriture (mais nous ne serions pas étonnée que l’on découvre un jour que ces caractères soient l’invention des Libyens sahariens).
L’avantage qu’offre le cas des peintures du Tassili ou de l’Atlas saharien réside dans l’étonnante continuité ethnique berbère qui se manifeste dès le Néolithique moyen avec les Protoberbères Bovidiens jusqu’à la période cameline subactuelle.
A la suite des travaux d’Henri Lhote, il était admis que le cheval avait été attelé avant d’être monté et que l’écriture apparaissait tardivement au stade seulement de la cavalerie. Des images rupestres prouvent la simultanéité de la monte du cheval et de son attelage au char. Quant à l’écriture, nous connaissons au moins six à sept inscriptions au Tassili qui appartiennent incontestablement à la période des chars : elles se trouvent à Tachekelaouat, Oued Bohediane, Titeghas n’Elias, Akraren, In Oufnane, Ekaden Ouacharène, Takoudématine ; et peut-ètre aussi In Eleli. Ce sont toutes des inscriptions peintes. Fabrizio Mori en a publié quelques-unes dans la Tadrart Acacus, mais il n’en a pas tiré parti ; celle de Teghaghit, dans la Tadrart Acacus, est tracée en blanc. Tout au long de la période garamantique, qui a évolué sur plusieurs siècles, les inscriptions deviennent de plus en plus nombreuses, au point que lorsqu’elles se trouvent associées aux premières images du dromadaire, elles envahissent les parois. Leur contexte et leur style permettent de les sérier, et les plus anciennes, sous réserve de confirmation par un examen linguistique, nous paraissent se trouver à Tachekelaouat, Oued Bohediane, In Oufnane, Titeghas n’Elias, Ekaden Ouacharène, Akraren, In Eleli, et In Teghaghit.
Nous avons remarqué que, parfois, procédé volontaire de la part de ces peintres, les inscriptions viennent en dernier lieu comme pour "signer" ou référencier la peinture réalisée. Sur la roue de Brooklyn étudiée par Jean Spruytte et datant du Ve siècle avant J. -C., il y a des marques de repérage reproduisant le signe X, une lettre libyque. Quant à l’inscription d’Ekaden Ouacharène, elle est associée à un quadrige très particulier, un magnifique galop cabré de quatre chevaux, quadrige tout à fait comparable aux chars d’apparat des scènes de triomphe ou de mythologie de l’art grec des VIe et Ve siècles avant J. -C. En outre, cette inscription constitue une preuve des contacts qui existèrent entre les Paléoberbères du Sahara central et la Grèce classique.
Dans l’état actuel de nos connaissances, si la langue berbère s’individualise dans la région du Maghreb il y a environ 8 000 à 7 000 ans, peut-on dire que l’écriture, le libyque, a de fortes chances d’être apparu au Sahara ? Du moins peut-on affirmer que dans l’état actuel de nos connaissances, les inscriptions libyques les plus anciennes se trouvent au Sahara central.
Ces inscriptions que nous considérons comme les plus anciennes sont encore peu nombreuses et il s’agit le plus souvent de quelques lettres brièvement tracées, presque toujours alignées verticalement. Etant indéchiffrées, on ignore ce qu’elles expriment. Les écritures les plus anciennes au monde, les tablettes sumériennes de Mésopotamie et les hiéroglyphes égyptiens, sont apparues dans la seconde moitié du IVe millénaire avant J. -C. "[...] dans des sociétés en plein développement où l’essor du commerce au bord des fleuves et l’urbanisation font surgir de nouveaux besoins : celui de la liste comptable, du répertoire, de la trace administrative, de la marque de la propriété. L’écriture fixe et enregistre, pose des repères, indique des bornes, elle fonde l’ordre social et politique, garantit le pouvoir de quelques-uns. Cependant les mythologies, tant mésopotamienne qu’égyptienne, font de l’écriture un don divin" (Zali A., 1997, p.12). L’écriture libyque est née dans un environnement naturel qui était celui d’une brousse sèche, voire prédésertique, un milieu s’enfonçant dans l’aridité et qui ne pouvait répondre à des besoins économiques comme ces grandes civilisations que d’importants fleuves comme l’Euphrate, le Tigre et le Nil ont fertilisées.
Ces inscriptions sahariennes étant fort courtes, nous ne pensons pas qu’elles viennent seulement préciser le sens de l’image à laquelle elles sont associées ou qu’elles soient une simple légende. Les langues sumériennes et égyptiennes étaient aussi porteuses de messages importants, à dimension religieuse par exemple. En Egypte, les hiéroglyphes sont l’émanation du verbe divin et à ce titre se traduisent par "lettres sacrées" ; en dessinant un hiéroglyphe, le scribe lui donnait vie. Au cours l’Antiquité, l’écriture n’était pas à la portée de tous : sous le règne des pharaons, on a estimé que seul 1% de population savait écrire (Vercoutter J. 1994, p. 66). La société protoberbère puis paléoberbère, telle qu’elle apparaît dans les peintures, privilégie un message figuré : celui de la représentation d’une élite sociale et de son idéologie de pouvoir. Parmi les Paléoberbères Garamantes, seule cette élite pouvait posséder des chevaux et des chars ou le métal. Aussi pensons-nous que ces inscriptions ont de fortes chances d’exprimer l’idée de chefferie, d’autorité et de classe sociale. A son tour, l’écriture a pu être considérée comme un instrument de prestige réservé à cette élite. Ces inscriptions pourraient, par exemple, livrer le nom du propriétaire du char et du cheval, le nom ou le titre d’un chef ou d’un clan.
Par ailleurs, la société berbère a toujours été une société de tradition orale où la mémoire et la communication non écrite tiennent une place de choix. Cela ne réduit en rien l’importance des écritures libyques, mais peut expliquer que la parole fut privilégiée au détriment de l’écriture. "Qualifier l’Afrique de "continent sans écriture", c’est oublier, aveuglés par la place privilégiée de l’écriture dans notre conception occidentale de la communication, que dans les systèmes graphiques africains, les signes et les figures tracées viennent exprimer de façon concrète et visible ce que la parole ne dit pas. Dans les sociétés africaines, la parole ne doit pas être comprise comme le seul et unique moyen d’expression privilégié mais comme un moyen de communication parmi d’autres." (Girard é. 1997, p. 88)
Au Sahara central, nous avons pu constater que (à ce jour) aucune inscription n’accompagne les peintures des Libyens sahariens. Les premiers caractères apparaissent avec ceux qui leur font immédiatement suite, les Paléoberbères Garamantes. Nous avons vu que ces derniers se mettent en place après 1500 ans avant J.-C. et avant l000 ans avant J.-C. C’est donc dans ce laps de temps, de moins de 500 ans, qu’il faut rapporter l’apparition du libyque, c’est-à-dire dans la seconde moitié du IIe millénaire avant J.-C.
L’alphabet phénicien a vu le jour entre 1300 et l200 avant. J.-C. Le document le plus ancien que l’on connaisse est l’inscription sur le sarcophage du roi Ahiram à Byblos daté entre 1100 et 1000 avant J.-C. C’est exactement la période à laquelle le libyque a pu se mettre en place. Par conséquent, la relative contemporanéité de ces deux écritures ne permet pas d’envisager que le libyque soit issu du phénicien et encore moins du punique. On pourrait admettre que les inscriptions associées aux Paléoberbéres du Tassili sont donc les plus anciens témoignages de l’écriture libyque en Afrique du Nord et qu’elles peuvent se situer vers 1300-1200 ans avant J.-C. Or, nous sommes en plein Sahara central, bien loin du domaine phénicien et carthaginois. C’était déjà le cas, rappelons-nous, de la plus ancienne inscription connue au Maghreb, celle d’Azib n’Ikkis dans le Haut Atlas marocain, située complètement à l’ouest et à l’opposé des zones d’influence punique.
Mais la mise en place de cette écriture dans des régions strictement continentales, en dehors de tout contact, ne nous satisfait pas. En voici les raisons.
Des arguments d’ordre archéologique et historique vont dans le sens de la contemporanéité du libyque et du phénicien, mais ils induisent aussi des contacts obligatoires dans la mise en place de l’écriture des Paléoberbères. La période à laquelle le libyque surgit sur les rochers du Tassili correspond non seulement à l’invention de l’alphabet en Méditerranée, mais aussi à un événement capital dans la partie orientale de cette région. Il s’agit des formidables invasions des Peuples de la Mer qui mettent les Libyens orientaux en contact avec des peuples très divers venus des Balkans, d’Asie mineure, du Levant, de la mer Egée... C’est avec quelques-uns d’entre eux qu’ils se sont alliés contre les pharaons Mineptah puis Ramsès III. Comment l’écho de cet événement qui va bouleverser la Méditerranée, entraîner l’effondrement de grandes civilisations comme celle des Mycéniens ou des Hittites d’Anatolie ne serait-il pas parvenu aux Libyens sahariens, lesquels par ailleurs ont pu prêter main forte à leurs cousins Libyens orientaux ? Les Peuples de la Mer débarquant avec femmes, enfants, bagages, us et coutumes, s’attaquant aux royaumes et empires méditerranéens, suscitant batailles célèbres, mouvements de populations et autres désordres ont entraîné une vague déferlante qui a forcément mis en contact des peuples et des cultures. Il suffit de contempler l’iconographie égyptienne immortalisant les batailles de pharaon pour s’en assurer : les étrangers y sont soigneusement reproduits, chaque détail de leurs vêtements, de leur coiffure ou de leur armement nettement restitué. Cette configuration mouvementée de la Méditerranée a entraîné des échanges et des emprunts culturels, et pourquoi pas des signes d’écriture, voire un système alphabétique ? Salem Chaker n’a-t-il pas fait remarquer que l’une des racines du nom du cheval (ayis) en berbère semblait plutôt avoir puisé au lexique indo-européen (ekwos) qu’égyptien (lequel a emprunté le terme susim, d’origine sémitique) ?
Les Libyens ne pouvaient ne pas connaître l’existence des hiéroglyphes. Par ailleurs, ils étaient en contact avec des peuples, comme les Egéens, par exemple, qui, dès la fin du IIIe millénaire avant J.-C., possédaient des systèmes d’écriture (le hyéroglyphique crétois ou minoen, le linéaire A, le linéaire B ou écriture mycénienne). Ils ne pouvaient donc pas ignorer qu’il existait des procédés permettant de transcrire une langue. Comme nous l’avons vu, ils ont pu posséder une graphie propre, sorte de substrat autochtone qu’ils ont alors amélioré grâce à cette puissante mise en contact avec les peuples de la Méditerranée orientale. Ceci aurait l’avantage d’expliquer les quelques ressemblances notées par les linguistes avec d’autres alphabets sémitiques anciens, des ressemblances peut-être puisées à un fonds méditerranéen commun, comme le suppose Gabriel Camps. Ainsi le X marqué sur la roue de Brooklyn, marque de repérage, est certes une lettre phénicienne, mais c’est également une lettre libyque. De la même manière que les Paleoberbères ont su mettre à profit un savoir technologique commun à la Méditerranée, adoptant et adaptant à leur tour char et cheval, ils ont pu aussi s’inspirer d’un système d’écriture plus performant que le leur qui s’en trouva ainsi amélioré. Les Grecs, eux même n’ont-ils pas puisé à la même source, empruntant plusieurs signes au phénicien pour noter leur voyelles, via l’araméen ?
Même en admettant une genèse tout à fait locale du libyque, par les nécessaires contacts avec la Méditerranée, ses caractères se sont forcément frottés à des prototypes très anciens. N’a-t-on, pas mis en valeur un alphabet apparu antérieurement au phénicien ? A Ougarit, près de Byblos, en Syrie du Nord, vers 1400 avant J.-C., il existe une écriture cunéiforme qui utilise trente signes seulement, tous des consonnes. Les linguistes n’hésitent pas à considérer l’alphabet d’Ougarit comme la première écriture alphabétique. Comme beaucoup de langues afrasiennes, les voyelles sont rétablies d’après la physionomie des mots. On sait justement que c’est de cette cité-Etat d’Ougarit que les Peuples de la Mer se sont ébranlés pour attaquer Ramsès III en l’an 1177 avant J.-C. Non pas qu’il faille en déduire un lien entre ce cunéiforme et le libyque, bien sûr, mais l’exemple montre la circulation et la mobilité des hommes et des connaissances d’une rive à l’autre de la Méditerranée. Il reste aussi aux linguistes à nous confirmer si les premiers caractères d’écriture libyque sont déjà un alphabet ou non. Dans le cas positif, alors les Libyens ont inventé leur écriture et leur alphabet sans avoir forcément emprunté ce dernier à celui des Phéniciens, mais on ne peut écarter la possibilité qu’il y ait eu un contact entre les deux, et donc quelques emprunts. Mais dans ce cas, pourquoi les-dits emprunts n’auraient-ils pas été réciproques ?
Est-il d’ailleurs nécessaire d’invoquer les événements qui secouèrent la Méditerranée lors des invasions des Peuples de la Mer, sachant la richesse culturelle et linguistique du bassin méditerranéen oriental et les échanges naturels entre peuples et royaumes ? Mais cette référence à la Méditerranée orientale au moment où elle s’expose à tous ces désordres historiques correspond justement à cette date de 1200 ans avant J.-C. qui marque l’émergence très probable des premières inscriptions libyques au Tassili avec les Garamantes bitriangulaires. Tous les éléments, archéologiques, linguistiques et historiques convergent vers ce même repère, celui de l’apparition du libyque vers la fin du IIe millénaire avant J. -C., entre 1500 et 1000 avant J.-C.
C’est le moment où une vague de progrès porte les Paléoberbères, qui adoptent cheval et char, mettent au point écriture et métallurgie. Que l’écriture soit apparue, à quelques siècles près, en même temps que le cheval, le char et le métal n’est pas le fait du hasard. Cette dynamique de progrès est un ensemble qui, de proche en proche, gagne la Méditerranée. A ce progrès, tous ont participé : les Paléoberbères ont si vite maîtrisé la technologie de l’attelage et de la cavalerie qu’ils vont inventer le quadrige et une méthode particulière de dressage de chevaux ; ils en feront de même pour la métallurgie. Il n’est pas étonnant que l’écriture ait justement accompagné tous ces importants bouleversements.
Il reste maintenant à se demander pourquoi, si l’écriture libyque s’est également construite au contact des autres civilisations méditerranéennes, pourquoi celle-ci serait née au Sahara central et non pas, plus logiquement chez les Libyens de la côte méditerranéenne ? Pourquoi ne serait-elle pas apparue dans les gravures rupestres de l’Atlas saharien, nous dira-t-on ? Nous avons attentivement examiné celles-ci : les inscriptions les plus anciennes sont postérieures aux représentations de chars. Mais comme nous en émettions l’intuition ci-dessus, nous sommes persuadée que cette écriture a pu naître dans le même temps que l’attelage. Il reste donc à découvrir une association possible d’inscription et de char dans l’Atlas (cette région étant pour l’instant dangereuse à parcourir, l’avenir nous le dira). Si l’écriture libyque est née sur les rives de la Méditerranée, alors nous en découvrirons aussi un jour les plus anciennes traces. Si elle s’est mise en place au Sahara central, alors il faut croire que les Paléoberbères sahariens étaient plus doués que les Libyens orientaux ou occidentaux, qui auraient dû être les premiers dans le domaine, sachant leur position géographique plus propice aux contacts avec les peuples de la Méditerranée orientale ou est née l’écriture.
Aujourd’hui, pour mieux comprendre et dater le libyque saharien, nos efforts doivent tendre vers la recherche et l’exploitation systématique des inscriptions qui accompagnent les peintures rupestres paléoberbères les plus anciennes, mais aussi des inscriptions liées à un contexte archéologique parfaitement datable, comme celle du char d’Ekaden Ouacharène au Tassili, par exemple. Par ailleurs, il est évident que l’étude de ce contexte peut être d’un grand apport pour établir une chronologie relative de ces inscriptions : celles qui sont associées à des girafes et des chevaux sont forcément plus anciennes que celles qui jouxtent le chameau et l’autruche... Pour identifier ces catégories, il faut un travail étroitement lié entre archéologie et linguistique. On ne peut continuer de travailler chacun de son côté, sachant que archéologues et linguistes ont des éléments complémentaires. Le domaine saharien reste le champ d’étude par excellence, les inscriptions ayant eu l’avantage d’avoir été peu ou pas du tout exposées aux influences et aux altérations qu’ont connues les alphabets septentrionaux, notamment l’oriental fortement influencé par le punique.
Peut-on savoir à quel moment s’accomplit la mutation du libyque saharien en tifinagh anciens, forme plus récente ? On sait qu’au Tassili ces derniers apparaissent avant le dromadaire, mais il est pour l’instant difficile d’établir à quel moment précis cet animal est arrivé au Sahara. Toutefois, sachant d’une part, que le dromadaire est repérable dans le dernier siècle avant notre ère, qu’il abonde dans la partie orientale de l’Afrique romaine dès les premiers siècles de notre ère et, d’autre part, que les inscriptions du mausolée d’Abalessa (Ahaggar) au Ve siècle de notre ère sont déjà des tifinagh récentes, logiquement les tifinagh anciennes ne peuvent qu’être apparus au cours du dernier millénaire avant J.-C., avant le dernier siècle (au moins).
é n Aïr, Jean-Pierre Roset a montré que les inscriptions n’apparaissent que dans la phase caballine finale, celle où les hommes tiennent leur cheval par la bride (Roset J.P. 1993). Ces guerriers portent un voile dissimulant le bas du visage, des plumes sur la tête, une natte de cheveux sur le côté, le pantalon bouffant, style seroual, un bouclier rond et le couteau pendant de bras.
L’écriture libyque, après une longue gestation à travers l’art géométrique, est très vraisemblablement apparue vers 1300/1200 avant J.-C. Il y en eut assez vite plusieurs formes, du nord au sud, d’est en ouest de cette immense Berbérie. Les tifinagh anciens sont forcément en place avant le Ie siècle avant J.-C. et se transforment en tifinagh récents. Les tifinagh récents remontent au moins au Ve siècle de notre ère, date du mausolée d’Abalessa. Les tifinagh anciens ont donc, au minimum, six siècles d’âge et les écritures libyques ont pu durer plus de 1000 ans.
* Extrait de : Les Premiers Berbères. Entre Méditerranée, Tassili et Nil. Ina-Yas. Edisud 2001
** Malika Hachid est diplômée de l’université de Provence en préhistoire et protohistoire sahariennes. Tour à tour chercheur, maître-assistant, conservateur, puis directeur du Parc national du Tassili des Ajjer (Patrimoine mondial), elle est avant tout un chercheur de terrain, férue du Sahara en général et du Tassili en particulier, une région qu’elle parcourt à pied et à dos de chameau depuis plus de vingt ans.
Auteur de nombreux articles et conférences à travers le monde, elle a aussi collaboré à de nombreuses réalisations audiovisuelles et, consacré deux ouvrages au patrimoine de l’Algérie et du Sahara :
- El-Hadjra el-Mektouba. Les Pierres écrites de l’Atlas saharien,
1 volume de texte, 176 pages ; 1 volumc d’images, 385 photos couleurs, Editions Enag, Alger,1992.
- Le Tassili des Ajjer : Aux sources de l’ Afrique, 50 siècles avant les Pyramides,
310 pages, 460 illustrations couleurs et noir et blanc,
Editions édif 2000 et Paris-Méditerranée, Alger, Paris, 1998.
- Les Premiers Berbères. Entre Méditerranée, Tassili et Nil. Ina-Yas. édisud 2001
Malika Hachid est membre fondateur et vice-présidente de la fondation Sonatrach-Tassili.
Ses travaux et son engagement au service de la recherche et du patrimoine lui ont valu, en 1987, une distinction nationale de la Présidence de la République.
Aux origines de l’écriture au Maghreb
Ahmed Siraj*
De l’arrivée des Phéniciens à ce jour, en passant par les Carthaginois, les Grecs, les Romains, les Arabes, les Turcs, etc.., il y a eu toujours au Maghreb des groupes sociaux qui pratiquaient plus ou moins bien deux idiomes, sinon plus. Le Libyque restait malgré tout, la langue locale utilisée par la majeure partie de la population. Cette langue disposait d’un support de transmission écrite attesté par de nombreuses inscriptions. Mais, parmi toutes les formes de l’écriture du Maghreb, cet alphabet continue à susciter plusieurs interrogations.
L’écriture du Maghreb n’a pas connu une phase pré-alphabétique comme c’est le cas dans le processus classique de développement de l’écriture (idéogrammes, syllabaires). Pourtant, depuis le début de la période caballine, l’art rupestre nord-Africain allait passer à un système géométrique -qui va se généraliser au cours de la période protohistorique et s’étendre à toutes les régions de l’Afrique du Nord. Certains chercheurs confirment que des figures attestées dans le Caballin peuvent être considérées comme des signes à caractère alphabétique.
De l’image aux symboles...
L’adoption de l’alphabet fut probablement, par l’utilisation des moyens d’expression plus simples (images, signes, et symboles...), porteuse de messages signifiants. Au Maghreb, même si l’invention de l’écriture est plus récente par rapport aux autres régions méditerranéennes, orientales en particulier, le recours à des formes d’expression est attesté bien avant l’époque historique. Le nombre de gravures rupestres qui s’étalent sur l’ensemble du sol maghrébin et leur diversité prouve la volonté de l’homme de la région de communiquer avec l’autre...
Les gravures rupestres, il en a été découvert des milliers en Afrique du Nord. Mais toutes ne datent pas des temps préhistoriques. On y distingue généralement deux séries : une qu’on qualifie de libyco-berbère, abondante au sud du Maroc, dans l’ouest algérien et dans tout le Sahara. Elle est caractérisée par des images de petites dimensions dessinées en pointillés ou bien en traits minces et associée à une écriture Tifinagh. La forme de celle-ci est intermédiaire entre le Libyque et l’actuel Tifinagh des Touareg. On retrouve des gravures et des graffitis de ce genre jusqu’au Moyen-Age. La deuxième série, plus ancienne, est caractérisée par un style de gravure plus profond qui reproduit des thèmes de faune disparue aujourd’hui de l’Afrique du Nord.
Les thèmes des gravures nous renseignent sur les temps anciens, leurs faunes, leurs hommes, parfois sur certains aspects du mode de vie de ces derniers. Les thèmes principaux sont les suivants :
* La faune comporte des animaux sauvages comme les félins, le rhinocéros, la gazelle et l’antilope, l’éléphant, les équidés, l’hyène, l’autruche, le lézard, quelques oryx, etc. Et des animaux domestiques tels que bovidés en grand nombre mais aussi chevaux, dromadaires, chiens, etc.
* Les armes représentaient des pointes de flèches, des ares des lances, des bâtons de jet, etc. Des chars y sont également associés ;
* Les anthropomorphes représentant des scènes de pastoralisme, de chasse, de guerre, d’accouplement, ou des scènes de culte ("idoles en violon" aux sites de l’Oukaïmden et du Yagour, par exemple) ;
* Des formes géométriques ou symboliques indéterminées que des cupules, des contours de pied, des jeux, des réticulés, des chevrons, des rosaces, etc ;
* L’écriture libyco-berbère, souvent associée à d’autres figurations rupestres.
Les chercheurs qui se sont penchés sur l’art rupestre marocain ont essayé d’établir une chronologie qui rend compte des grandes périodes reconnues par des thèmes ou des styles particuliers. Cependant, les problèmes de datation demeurent entièrement posés en raison de l’extrême rareté d’éléments fiables. Cependant, une chronologie relative peut-être établie en se basant sur :
* Les espèces animales et les objets représentés (le rhinocéros a disparu depuis le dessèchement du Sahara : les armes métalliques remontent à l’âge des métaux) ;
* La patine de la gravure : un trait foncé est souvent plus ancien qu’un trait clair ;
* La superposition des gravures témoignant d’une succession dans le temps ;
* Le style (style Tazina caractérisé par un trait poli profond, des membres effilés et se rejoignant : style libyco-berbère caractérisé par le piquetage, l’absence du contour, la prépondérance du symbole, la stylisation des figures, etc.)
Ce patrimoine rupestre très riche au Maghreb représente des scènes inspirées de la vie quotidienne ou bien des croyances des anciens Imazighen. Une façon de perpétuer le message et de le transmettre... Sans parole !...
Parce qu’il raconte une vie, celle du mort de son vivant ou une mentalité à un moment de l’histoire du groupe, le décor des Haouanet (chambre funéraire creusée sur les flancs des collines) en Tunisie transmet un message. En général, ce mode d’expression remonte au Néolithique. Les fresques de Tassili illustrent parfaitement cette ancienneté. Partout en Afrique du Nord se rencontrent encore aujourd’hui des gravures et des peintures à l’ocre, toutes ne sont pas préhistoriques, le décor des Haouanet date de la période historique, souvent de la deuxième moitié du premier millénaire. Le lien entre le décor préhistorique et celui plus proche de nous réside dans le choix des thèmes, dans la symbolique et dans le rendu souvent " naïf ". D’où la difficulté de l’interprétation. Ce décor des Haouanet comporte plusieurs thèmes avec des motifs géométriques, un décor végétal, des représentations de la faune, des scènes pastorales, de navigation, des motifs architecturaux, des scènes culturelles, des scènes mythologiques...
Une tradition du symbolique
Sans parler des nombreuses utilisations du signe et des symboles dans différents aspects de la vie des peuples maghrébins à l’époque médiévale, des recherches récentes ont conduit à la découverte d’un vaste espace funéraire remontant probablement au Haut Moyen-âge et comportant une multitude de pétroglyphes jusqu’à présent incompréhensibles.
Le point de départ de cet espace est le cimetière de Sidi Abou Amar situé à 2 Km environ à vol d’oiseau de la côte atlantique au sud de Mohammedia sur la rive droite de l’Oued Mellah. La partie abandonnée du cimetière englobe plusieurs dizaines de tombes dont la plupart des siècles sont enfuies. Les tombes visibles possèdent toutes des siècles pétroglyphes mystérieuses par la nature des signes, des symboles et des motifs qui ne peuvent être comparés ni aux Swahed islamiques ni aux stèles antiques. Dans les années 60 et 70, Alexis Denis avait découvert d’autres cimetières du même type aux environs du cap Badouza au nord de Safi. La localisation de ces cimetières ne dépasse pas pour le moment l’ancien territoire des Bourgwata, importante confédération de tribus des plaines atlantiques de Tamesna. On se demande ainsi s’il ne s’agit pas de cimetières témoignant de trois siècles de cette civilisation jusqu’à présent très mal perçue à travers les sources littéraires. Il n’est tout de même pas possible d’admettre que cette population réputée pour avoir créé sa propre religion, qui fut un mélange de christianisme, de judaïsme, d’Islam, de pratiques magiques et " anciennes traditions berbères ", ait disparu sans laisser le moindre témoignage matériel reflétant une partie de ses croyances mystérieuses. Aucune interprétation de ces stèles ne peut être avancée actuellement, mais il est vraisemblable qu’il s’agisse de signes magique-religieux.
1300 textes libyques répertoriés
On évalue aujourd’hui à plus de 1300 textes, le nombre d’inscriptions libyques connues jusqu’à présent au Maghreb. On entend par " écriture Libyque " celle datée de la période préislamique. D’autres textes plus nombreux et plus récents sont connus au Sahara. Ils présentent un aspect différent mais qu’on considère généralement comme étant dérivé du Libyque antique. Ce sont les inscriptions en tifinagh encore utilisées de nos jours par les Touaregs. L’espace géographique couvert par ces inscriptions s’étend sur l’ensemble du territoire des peuples Tmazighen, des îles Canaries jusqu’en Libye et de la Méditerranée jusqu’au Niger. Les inscriptions libyques se répartissent sur le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, et la Libye avec une densité et une chronologie variables. C’est l’ancien royaume des rois numides (nord-ouest tunisien et algérien) qui a fourni le plus grand nombre d’inscriptions, d’où le qualificatif " numidique " attribué à cette écriture au départ. C’est aussi cette région, et plus particulièrement le fabuleux site de Dougga, qui a donné des inscriptions bilingues (Libyquo-punique) ayant permis de déchiffrer quelques textes officiels. Cela dit, l’exploration est loin d’être achevée car de nouvelles découvertes ne cessent d’augmenter le nombre d’inscriptions dans le reste du Maghreb et d’élargir l’espace de leur diffusion. Les nouvelles découvertes effectuées récemment au Maroc le prouvent.
Malgré les progrès de recherches de ces dernières années, plusieurs aspects liés au Libyque demeurent inexpliqués. L’un des problèmes qui a suscité des débats est celui des origines qui restent difficiles à établir, d’autant plus que nous disposons de peu d’inscriptions datées. On a longtemps considéré que le Lybique dérivait de l’alphabet phénicien sans pouvoir expliquer le processus de parenté. L’existence des signes communs aux deux écritures et le nom Tifinagh donné à la forme actuelle du Libyque constituaient des arguments pour les défenseurs de cette thèse. En revanche, d’autres éléments contredisent la thèse d’une "origine punique". La graphie des signes puniques est cursive alors que les caractères Libyques sont anguleux, géométriques. Le sens de l’écriture est aussi différent. Le punique s’écrit horizontalement de droite à gauche, tandis que le Libyque s’écrit en général verticalement. Les inscriptions officielles de Dougga écrites en lignes horizontales semblent avoir été le résultat d’une influence punique. Ceux qui cherchaient à rattacher le Libyque à des écritures orientales ne considéraient pas l’éventualité d’une invention et non pas d’une introduction. Aujourd’hui plusieurs chercheurs croient de plus en plus à une origine locale.
Le Libyque remonterait au VII siècle avant J.C
La datation de cette écriture est aussi sujet de discussion. Ces inscriptions sont en grande partie funéraires et ne portent aucun indice de datation. D’autres textes se trouvent superposés à des gravures rupestres remontant à la période préhistorique, ce qui complique la tâche de datation. Pendant longtemps on a opté pour une chronologie basse qui attribue un rôle décisif à l’influence de l’écriture punique dans la formation de l’alphabet Libyque. Cette datation s’appuie sur une étymologie du nom Tifinagh qui signifiait à l’origine " les puniques " et sur des attestations numidiques révélées par les inscriptions bilingues (punique Libyque) de Dougga (Tunisie). Une de ces inscriptions est datée : il s’agit de l’inscription du temple de Massinissa qui date la construction du temple en l’an 10 du règne de Micipsa, c’est-à-dire 138 ou 139 av. J. C. Cette chronologie ne fait pas remonter la datation de ces inscriptions, et donc de l’écriture, au-delà du IIe siècle av. J. C au III’ siècle av. J. C.
Mais on croit de plus en plus que l’écriture libyque devrait remonter à une date plus ancienne. Le document clé qui appuie cette hypothèse est la fameuse gravure de Azib n-Ikkis dans le Haut Atlas marocain. Découverte en 1959, cette gravure comporte une inscription libyque de 15 à 16 caractères à l’intérieur d’un cartouche anthropomorphe vertical. La technique du trait, la patine et le style sont identiques à la gravure datée de l’âge de Bronze. G. Camps considère fermement que "même en rajeunissant à l’extrême le contexte archéologique", cette inscription est bien antérieure au VII-Ve siècle av. J. C. Plusieurs chercheurs s’accordent désormais à ne pas écarter l’hypothèse de l’ancienneté de certaines inscriptions libyques de l’Atlas saharien, du Sahara Central, de l’Air, de l’Atlas et du Sud marocains. L’argument de cette haute chronologie, qui atteint parfois 1500 av. J. C, est la contemporanéité des témoignages épigraphiques avec les gravures et les peintures.
Le Libyque est caractérisé par un phénomène de régionalisation marquée. La majorité des inscriptions provient des zones proches de la sphère de la civilisation punique et latine : Nord de la Tunisie, Nord Constantinois, Nord du Maroc, la carte de répartition des inscriptions libyques du Maghreb montre un déséquilibre numérique entre ces régions et le reste du Maghreb. Cet état de fait a été comme l’argument qui confirme l’origine punique de cette écriture. Pourtant, il se peut que ce déséquilibre ne soit le résultat d’un déséquilibre dans les stratégies des explorations archéologiques qui ont beaucoup insisté sur les zones soumises aux cultures étrangères aux dépends de celles restées autochtones. Notant que malgré le nombre faible des inscriptions trouvées hors des espaces punico-latins d’Afrique du Nord, c’est dans le lot de ces inscriptions qu’on retrouve des témoignages chronologiques et thématiques importants.
Depuis le XIX siècle, les spécialistes ont pris l’habitude de distinguer deux types d’alphabets libyques : l’alphabet oriental et l’alphabet occidental. Quoi qu’il reflète les différences entre les alphabets utilisés sur les inscriptions de la Tunisie occidentale et celui des inscriptions du Maghreb occidental, aujourd’hui, ce schéma est presque dépassé. Plusieurs types d’alphabets semblent avoir existé et les différences régionales sont remarquables.
Plusieurs facteurs ont contribué à cette diversité du Libyque dont le plus important reste l’évolution chronologique de l’alphabet, les influences subies par les formes d’écritures étrangères, phénico-punique en particulier et le particulier le morcellement social des entités ethniques du Maghreb. On peut plutôt parler d’écritures libyques.
L’écriture Libyque outil de transmission du savoir
Le Libyque pose toujours des problèmes de déchiffrement et de lecture. Peu d’inscriptions ont été lues jusqu’à présent. C’est surtout grâce aux inscriptions bilingues qu’on arrive à déchiffrer les inscriptions libyques dites orientales. Pour le reste des inscriptions, funéraires en général, la lecture est impossible aujourd’hui.
Essentiellement consonantique, comme c’est le cas des alphabets sémitiques, le Libyque oriental se compose de 24 signes. Fulgence, auteur du Ve siècle rapporte que le nombre de ses signes est de 23 pour les écritures occidentales, il est impossible pour le moment d’avancer une hypothèse sur le nombre de signes. On remarque par ailleurs une différence entre les signes utilisés dans les inscriptions de l’Algérie par rapport à ceux du Maroc et vice-versa.
Les futures recherches ont beaucoup d’aspects confus à expliquer, en particulier la datation des premières attestations libyques liées à l’art rupestre. Le processus du passage du style figuratif aux signes géométriques de l’art rupestre, puis à l’alphabet, est un thème qui continue à préoccuper les chercheurs. Sans parler évidemment du problème du déchiffrement des inscriptions libyques qui reste entièrement posé. La tradition de l’écriture libyque a certainement continué, sous forme de Tifinagh, au Moyen âge et à l’époque actuelle. Pourtant, tout comme la langue qu’elle exprimait, jamais cette écriture ne s’est confirmée comme outil de transmission du savoir. Pour quelle raison ? C’est là toute la question...
* Professeur d’histoire et d’archéologie
Extrait de L’ESSENTIEL-février 2002

Par Malika HACHID

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