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7/18/2014

Les Bédouins et les Hauts Plateaux sud l'Ouarsenis

Les mornes étendues du Sersou", cette façon de définir la portion nord des Hauts Plateaux jouxtant au sud l'Ouarsenis m'avait jusqu'à présent dissuadé d'y porter durablement mes pas autrement que par nécessité extrême, celle qui rend par elle-même les êtres sourds, aveugles, et pressés d'en avoir fini.

Cette fois-ci, un dilemme me pousse. De Téniet-el-Had, je cherche à rejoindre la région assez mal définie des Djeddars, dans la petite montagne entre Mellakou ,Ain Kermes et Frenda autrefois passablement déserte, dans la boucle de la très haute Mina, vers sa source... Un coup d'oeil sur la carte et il faut se jeter à l'eau : si tous les chemins mènent à Rome, il n'y en a qu'un pour joindre le lieu que je recherche, et c'est de traverser le Sersou dans toute sa longueur, malgré le sirocco féroce qui souffle sans trêve ; même si ce n'en est point la saison, il rend ce trajet bien plus ardu encore.

Nous sommes aux aurores, la proximité de la grande forêt de cèdres tempère un peu la fournaise du sud, il faut partir avant que le soleil, dans sa lente ascension, ne darde des rayons trop féroces sur mon toit de tôle. Aussitôt dit, aussitôt fait, et presque en sortant de Téniet, me voici déjà dans les blés sans fin. Vue d'un site dominant encore, cette omniprésence des efforts de l'homme ne laisse pas d'être émouvante dans cette ancienne steppe inféconde. Les romans se voulant à grand spectacle et qui ont effleuré le Sersou ne dessinent en aucun cas son atmosphère réelle : les yeux voient mais ne saisissent point.


Pour l'instant, les noms d'anciens villages de colons devenus d'énormes agglomérations de fellahs embrigadés tintent mal à mes oreilles. Le nom d'un lieu, remontant à des origines très anciennes, s'accommode mal de variations épisodiques, quels que puissent être, a priori, les mérites éventuels des célébrités d'un instant. Qui donc s'en souviendra encore dans quelques siècles ? Je ne vois que d'immenses " pueblos ", tels ceux d'Andalousie, sans aucun commerce, sans aucun spectacle, sans le moindre édifice sinon strictement utilitaire, ni un restaurant, ni rien pour retenir. Des mosquées toutes nouvelles par contre ont poussé à foison. Peut-on donc superposer Islam traditionnel et socialisme ? Ne serait-ce point une gageure ? A moins que le premier n'assure la fidélité au second par je ne sais quel transfert d'obéissance. C'est du moins ce qu'avec netteté je ressens.
Une présence, tout de même, commence à me surprendre : de-ci, de-là, sur les hauteurs, des koubbas apparaissent, dominant les moissons. Blanches ainsi qu'autrefois, et non point bleues ou vert espérance comme l'indépendance a pu les déguiser. J'en remarque bien plus qu'ailleurs, c'est leur nombre qui me semble insolite.
Et puis apparaît Vialar, quelque cent habitants en 1891 autant dire tous Français, sans doute cinquante mille aujourd'hui, devenue Tissemsilt. Certes, il y a trente ans c'était déjà une vaste ville aux hauts silos mais un peu triste, comme tout ce qui touche aux Hauts Plateaux. Maintenant, devant le grouillement infini, l'envahissement sans retenue, une seule issue : la fuite. Sur la place de l'église, je m'arrête un instant. Un subtil aménagement l'a transformée en mosquée : le clocher, épointé, une koubba bleue a été installée sur le sommet, et le tour a été joué. Mais je ne pleurerai pas sur la ville, ceux qui l'ont conçue ne la reconnaîtraient guère, pour nous il ne peut s'agir que d'un tout autre pays.
Quelques lieues encore dans l'immensité des blés, ces mots reviennent sans cesse sous ma plume, mais ceux qui ne l'ont pas vue ne sauraient en saisir l'intensité. J'ai traversé la Beauce : dans sa platitude, comme la mer vue par un nageur, son horizon est limité.

Le Sersou est vallonné, suffisamment pour que, par intervalles, la vue panoramique devienne impressionnante en ses blés forcenés.
Toutes collines couronnées par une koubba, celles-ci se révèlent d'un nombre prodigieux.
Ce blé, un dix juillet, je m'étonne de le voir sur pied. Tout de même, quelques équipes éparses semblent s'en préoccuper, en salariés s'entend. Les moissonneurs ancestraux, " bel mendjel ", avec la faucille, ne seraient point dignes de toucher aux blés de la nouvelle république. Sur de pareilles étendues il en faudrait de puissantes escouades. Mais les moissonneuses-batteuses qui doivent s'en charger apparaissent rares, quelques équipes de deux d'entre elles sont visibles depuis un monticule, des mouches sur un aéroport.
Entourées d'une multitude de contemplatifs bien plus que de participants, si l'on se réfère aux normes des pays civilisés. Du temps des colons aussi, travail arabe pensait-on. Une majorité d'inutiles, très modestement appointés, s'agitait pour ne pas faire grand-chose. Une spécialisation tellement outrancière dans les tâches de chacun que le travail partiel et temporaire devenait la règle. Telles en Inde les escouades de serviteurs, aucun ne voulant s'abaisser à un travail n'étant pas le sien. En Algérie de ce fait tout le monde arrivait à vivre même si ce n'était guère que de kesra, la galette d'orge, ou de pain. Du reste, deux moissonneuses sont arrêtées près de moi, une verte et une rouge. Sans doute la pause. Deux tracteurs vont mener aux silos de Tissemsilt quelques tonnes du précieux froment, dans deux remorques attelées au second. Quand au premier, il ouvre la route en en tirant trois autres, chargées à ras bord d'ouvriers chantant et scandant leurs chants rythmés, monotones et répétitifs, les mêmes motifs revenant sans cesse, sans doute à la gloire de ceux qui les ont mis sur ces remorques bien plus qu'en remerciement à la Terre Mère qui les nourrit, ou à ceux qui ont rêvé de faire porter au Sersou d'opulentes moissons.
Car il y a un siècle et demi, cette partie nord des Hauts Plateaux, jouxtant l'Ouarsenis, n'était rien moins qu'un grenier! Aléatoire tout de même, au rendement très inégal, malgré les variétés mises au point par les nôtres, se contentant des conditions du lieu. Parfois, par hasard, une récolte extraordinaire, ou dérisoire en d'autres cas. Les rendements restant faibles, selon les dons précieux du ciel, non du soleil omniprésent, mais de la pluie si infidèle!
Cette année, la moisson me semble belle, les épis drus et assez pleins, quelque dix quintaux de rendement possible à ce qu'il me semble, peut-être même un peu plus. Pour l'Algérie ce n'est pas mal.
Autrefois donc, cette région restait le lieu d'estive des turbulents Bédouins banou héllal de la région de Laghouat, du Djebel Amour, qui, lorsqu'ils constatèrent que les terres désormais interdites augmentaient en importance, ne l'entendirent pas de cette oreille. Des coups de feu furent échangés. Et puis, semble-t-il, un modus vivendi s'établit rapidement : ils ne pouvaient se passer de terrains d'estive pour leurs moutons, leurs chameaux et leurs ânes, les colons avaient justement besoin de main-d'œuvre pour les moissons. Quant aux chaumes, on ne les leur marchandait guère. Ce que je vous raconte s'est passé de même dans les Hauts Plateaux plus à l'est, c'est de l'âachaba dont il est question.

Ecoutez de quoi il s'agit.
Lorsque la chaleur mortelle de la fin du printemps, en mai, en juin, s'installe dans le sud, toute nourriture fait défaut sur le sol désormais brûlé, et les troupeaux, si sobres soient-ils, sont obligés de remonter là où il reste encore à mangerdans les région de Ain Kermes,Frenda ,sougueur et  le nord des Hauts Plateaux. Du Tell solidement tenu par des sédentaires de toute éternité, il ne saurait être question. Mais les Hauts Plateaux autrefois n'étaient que terrains de parcours. Alors, chargeant les- grandes tentes noires en poil de chameau avec leurs piquets, leur modeste attirail culinaire, nattes et couvertures roulées, tout leur bien en somme, petits enfants et animaux nouveau-nés sur les dromadaires et encore plus sur les bourricots plus commodes à charger, les femmes de haut rang dans les baçours multicolores, les autres, moindres personnages, voyageant à pied, ils remontent progressivement vers le nord, de plus en plus à mesure que la végétation s'assèche.
Avec l'implantation des céréales dans le Sersou, les régions de Sétif et de Batna, il convenait d'attendre, pour que s'exerce ce droit ancestral, que les récoltes soient rentrées. Il a fallu réglementer tout cela, le simple passage de ces hordes affamées, gigantesques sauterelles, anéantissant toute végétation. Mais enfin, amenant avec leurs ventres creux les poussant au village leurs bras précieux pour la moisson avant les grosses machines, un équilibre s'était créé, même si l'âachaba avec la complicité des lits d'oueds tourmentés et désertiques servant de cache pendant le jour s'avérait impossible à contrôler et difficile à endiguer avant la date permise


Je ne sais comment l'Algérie maintenant se débat avec ces problèmes. Les Bédouins produisent et vendent un bétail précieux dont le pays manque cruellement. Aussi il est évident que l'âachaba se poursuit comme par le passé. De fait, je n'assiste pas à l'arrivée des grands nomades, les vastes tentes noires, sur les piquets qui les hissent au-dessus du sol afin d'y rendre l'atmosphère vivable, sont installées depuis longtemps, même si elles se déplacent pour suivre parfois les troupeaux, et aussi laisser là la vermine. Des femmes au teint bistré, visage découvert et oripeaux multicolores, entourées de chiens jaunes et hargneux, vaquent aux occupations ménagères. Il ne ferait pas bon les approcher à l'improviste...
Des troupes de chameaux, de dix à cinquante, long pelage sombre en mèches et l'air arrogant, se déplacent hors des blés, sans doute pour pâturer ailleurs. Conduits par deux ou trois nomades tout à fait traditionnels, vêtus comme autrefois, je ne saurais affirmer qu'ils soient toujours aussi pleins de vermine, de teigne et d'ophtalmies, ne les ayant point soignés cette année, mais ils restent tout aussi quémandeurs.

D'autres mènent, en plus, des ânes par vingtaines. C'est le transporteur économique et commode, car charger les dromadaires s'avère plus délicat. Animal très fragile contrairement à ce que l'on pourrait croire, il ne faut point lui demander d'effort excessif. Le bourricot par contre est corvéable à merci, et s'il vient à crever ce n'est pas une affaire. II est incomestible de par le Coran, le chameau, lui, se mange et la femelle fournit son lait et donc le beurre, en ces pays, précieux !
Risquant le tout pour le tout habitué aux doigts crochus, j'ai d'ailleurs déjà été détroussé dans ce voyage en banlieue de Mostaganem, et ne suis plus à cela près, je tente d'entrer en contact avec ces Bédouins redoutables. Il suffit de s'arrêter : ils viendront sûrement demander quelque chose. Cela ne tarde guère. En voici un sur son mulet qui s'arrête. Trente ans peut-être, accoutré d'oripeaux de diverses provenances par pauvreté sinon par goût. Il engage conversation, en guebli, cet arabe du sud et des Bédouins. Je comprends tout de même, la langue du sud est bien plus douce, les gutturales s'escamotent, le ke brutal des villes donnant un gué chantant, bien sûr cela ne s'adresse point aux profanes. Dans la chaleur atroce du sirocco qui tourbillonne, imprudemment, ne pensant plus descendre au sud que les naturels eux-mêmes ont fui, je distribue sans lésiner le thé, le sucre, les nouilles, et l'aspirine aussi qui ouvre toutes les portes, et quelques médicaments simples pour ce genre de clients. Et quand le vent du Sud ayant cessé j'y descendrai tout de même, je me retrouverai tout aussi dépourvu que la cigale qui l'été avait chanté. Mais comme je sais me passer de tout, tel le Toubou que l'on retrouve, avec sa guerba vide et sans provisions, à deux cents kilomètres d'un lieu habité et qui trouve cela tout naturel car il sait s'en passer, dans quelques jours, je ferai de même. Il faut dire qu'ils m'expliquent leur dénuement qui est réel, en dehors des animaux qui aux temps actuels représentent beaucoup tout de même, mais s'ils vendent le troupeau qui les fait vivre, ils ne pourront plus subsister au désert. Mais leur coeur aussi peut être touché par la générosité et les échanges d'homme à homme. L'on m'invite jusqu'à la tente boire le thé, mon thé. Elle est là, à cent mètres. J'hésite. Mais invité, je deviens l'hôte, il est sacré, c'est la diafa, l'hospitalité sous la tente, si humble soit-elle. Rien n'arrivera au véhicule, je le sais tout en étant inquiet tout de même. Mais quelle occasion d'approcher ces nomades redoutables qui font frémir les sédentaires, oh combien !
A mon approche, les femmes et filles nubiles prennent le large comme à l'accoutumée, ne restent que les vieilles, les " adjaïz o> et les fillettes. J'entre par un pan de la tente relevé. Sous la khaïma noire maintenue ouverte au niveau du sol par ses piquets, un savant courant d'air étant ainsi entretenu, il fait meilleur que dehors en plein soleil. Quelques tapis de nomades dans un coin, des nattes, des couvertures roulées dont on ne saurait se passer l'hiver ! Tout leur bien est là, des poteries et aussi le plastique triomphant. C'est leur barda, mot arabe qui signifie le bât du mulet ou de l'âne, celui du chameau se dit plutôt rah'oul, mais il n'est chez le Bédouin, de bien ou de richesse, que transportable.
Le thé finit par apparaître, car il a fallu allumer du feu, préparé selon les traditions, il est excellent, sucré avec mon sucre. J'en reprends un deuxième verre long et étroit, posé sur une minuscule table ronde et basse, nous sommes assis sur un tapis. Je pensais être dévoré vif par les puces, à ma surprise, je ne remarque rien d'anormal de ce côté-là. Sans doute leur installation vient d'être faite, peut-être aussi connaissent-ils maintenant le D.D.T. qui se vend au souk, au poids, et vraiment pas cher. Je n'ose bien sûr le demander.
Ce sont de purs descendants des nomades hillaliens qui déferlèrent au onzième siècle sur le Moghreb et ce pendant cent années : Arabes véritables venus d'Orient, sans une goutte de sang berbère. Eternels errants suivant leurs troupeaux, ils ne sauraient rien cultiver, et lorsque l'herbe au sud vient à manquer, ils ne se gênent pas pour se nourrir aux dépens des sédentaires qui les redoutent à juste titre.
C'est le départ. Les Salam fusent, j'en finis avec cette insolite approche. Mais non, il ne m'est rien arrivé de fâcheux, semble-t-il, et après avoir numéroté mes abattis, cela se confirmera en substance. A l'occasion il faut savoir être généreux.
Un mulet crevé au bord du chemin me rappelle que je suis au Moghreb. Pendant que je tourne à son chevet, son patron monté sur une autre bête regarde ce que je veux en faire pour se faire payer, à l'occasion. Mais non, à sa déception je ne veux point l'emporter ! Faisant le tour de l'horizon d'un vaste coup d'oeil, j'aperçois sur les cinq mamelons voisins, pas moins de cinq koubbas. Voilà un nouveau point qui m'intéresse, si je pouvais en approcher sans escalader ces collines, d'autant plus que les épis murs les recouvrent sans interruption masquant toute espèce de sentier ! Le vent du sud-est tourbillonne et ploie ces blés avec ensemble, comme ces vols immenses d'étourneaux là-bas virevoltant avec la perfection qu'ils sont seuls à atteindre.
Une koubba, deux koubbas, au milieu d'un cimetière sommaire, une pierre à la tête et une autre aux pieds, sans un nom, même en terre d'Islam certains d'entre eux sont certes plus élaborés, allant jusqu'à porter le nom du défunt en lettre latines. Ici, rien ne parle sinon la croyance absolue en la baraka du Saint, des Saints, puisque non loin de là une autre koubba se dresse. Aucune habitation n'est en vue si loin que le regard se porte, sans doute un cimetière de nomades aux origines lointaines. Car ils meurent aussi durant l'estive, il faut bien leur donner quelques pieds de terre ! Les élus de Dieu dans leur clémence recueillent toutes les infortunes qui se pressent autour d'eux pour le grand repos.


De tous les sommets le long de la route, piste ancestrale simplement goudronnée dans le temps, partent des messages de croyance et de sainteté, de protection et d'adoration. Les Berbères sédentaires, assez mécréants et préférant leurs cultes ancestraux à tout ce qui touche à l'Islam, donnent assez peu leur confiance à ces saints personnages, rares sont chez eux les koubbas. Il faut croire au contraire que pour les Bédouins du sud dont c'est vraiment et de toujours la terre, la précarité de leurs ressources et la dépendance à chaque instant de la volonté du Très Haut pour assurer la survie des troupeaux les ont rendus plus enclins à croire à l'intercession de protecteurs accessibles à l'homme.
Et puis les Arabes, Sémites, venus de l'Orient, dont ils sont un pur exemple, même incultes comme ceux-là, rejetés et craints par ceux qui les subissent, restent dans leur essence même des mystiques et des poètes. Ainsi sur tous les hauts lieux du Sersou et aussi dans la plaine, fleurissent dans la pierre et la chaux ces perpétuelles prières.
Voici encore un cimetière, où trois koubbas entourées de tombes serrées tout autour rassemblent la foule des trépassés parmi les blés loin des villages. Point ne les coiffe une coupole, mais un toit à pans coupés. Blanches, visitées par des fidèles, maillons d'un culte présent, et non pas reliques d'un passé lointain. Des bougies, des bâtonnets d'encens sont allumés avec ferveur, et, pour l'exaucement des voeux, des vêtements de femmes alignés sur une corde à l'intérieur ont été déposés en offrandes.
C'est cela le Sersou que je remonte avec le cours de l'oued Nahr Ouassel, celui qui, après bien des boucles et des détours, finira par devenir le Chélif. A force de faire défiler koubbas, chameaux et champs de blé, comme les moutons de l'histoire, je devrais dormir depuis longtemps. Mais non, ceci n'est point un rêve, voici, arrosé par un embryon d'oued, et entouré d'une haie de casuarinas, un vaste verger d'abricotiers et de poiriers faisant bonne figure. Les arbres certes, pousseraient comme autrefois sur les Hauts Plateaux. Détruits par les hommes et les troupeaux, non par le climat, on a mis du blé à la place, du blé et des troupeaux. L'homme vivant assurément de pain...
Et voici des maisons, des minoteries, des silos, un immense cimetière français entouré de ses cyprès, fermé et sans doute préservé. C'est Tiaret devenu seulement ville arabe, maintenant, sa vie sociale m'a tout l'air de se limiter à quelques cafés locaux écoulant au comptoir des flots de limonade... Un bon point tout de même : un boulanger me cède deux pains en escargot lourds et compacts, restant mangeables longtemps. Ils me dureront jusqu'au Maroc, avec ma sobriété coutumière.
De là, direction les Djeddars et Frenda, le Sersou devient peau de chagrin. On traverse la Mina, pas loin de sa source, en juillet réduite à rien. Un village apparaît, un gros village, effondré de canicule, poussiéreux et puant. Un bâtiment officiel vétuste, des colonnes, dans doute quelque mairie. J'en espère quelques explications sur les migrations des nomades et leurs origines. Le personnel se borne à deux fellahs en turban passablement illettrés malgré le bureau qui trône entre eux. Leur bonne volonté n'est pas évidente, mais leur imperméabilité apparaît exemplaire et sans faille. Rien à tirer donc de ce côté-là.
Une surprise pourtant m'attend à la sortie, dans ce bled se nommant Mellakou, en fait notre vieux Palat : un taxi arrêté devant la mairie, la porte arrière s'ouvre, tenue par un domestique. Une dame musulmane d'une quarantaine d'années, un haïk blanc soyeux mais simplement pour la forme et ne voilant personne, fardée mais de bon goût, une grande dame assurément, épouse d'un notable de la région, m'ayant vu entrer dans l'antre de l'ignorance, me demande, en souriant et dans un français impeccable qu'elle est seule en ces lieux à comprendre, ce qui m'amène...
Je lui raconte mes étonnements, mes retours au pays... Non, il ne me manque rien, dont je ne puisse me passer, puisque ici c'est la règle. Mais j'ai une prière à vous faire : contez-moi l'âachaba et les grands nomades du Sud. Et la voilà partie dans la poésie de cette terre sauvage et fière, de misère et de légende, qu'elle a au fond de son coeur. Un chant de rêve et de tristesse, mais encore plus un chant d'amour...
Extraordinaire contraste de ce pays qui surprend encore et toujours. Une ancienne élève des sœurs, sans doute, dans les temps d'autrefois, car les grandes familles musulmanes appréciaient fort l'éducation donnée par ces dernières, hors de tout prosélytisme...
Sorti de Palat, en allant vers le sud, entouré de blé mûr jusqu'à la porte, fermé d'un cadenas mais bien abandonné, le cimetière. Quelques monuments encore debout, le rythme infernal des saisons semble avoir eu raison du reste, plus que la malveillance bien oubliée maintenant. Et pourtant, quel repos sous les pins immenses, au chant des cigales et des oiseaux !
Ainsi du Sersou de l'été que j'ai voulu vous conter tandis que peut-être vous saurez le reconnaître encore. Et poursuivant mon chemin dans le soleil et le vent du sud qui tourbillonne, je repasse en moi-même un extraordinaire tableau vivant avant de bifurquer vers les pistes incertaines, toujours parmi les nomades et les troupeaux, cherchant sur le Djebel Lakhdar et plus tard vers l'aïn el Kebour les si peu accessibles Djeddar mythiques mais bien réels tout de même puisque, m'a raconté un fellah ramassé par là et m'ayant servi de guide, les Français ont fait sauter l'entrée du plus beau pour en chasser les fellagha ! Peine perdue et sans succès de par l'agencement des galeries : en ces temps-là on construisait solide !


CLAUDE CAUSSIGNAC

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