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7/05/2014

Guerre d'Algérie: quand les Algériens redécouvrent leur histoire


Guerre d'Algérie- Le récit national de la "guerre de libération" a pendant des années été accaparé par ceux qui ont pris le pouvoir en 1962 puis en 1965.


AFP



En Algérie, le récit de la guerre d'indépendance a longtemps été une histoire officielle. Depuis peu les moudjahidines - anciens résistants algériens- prennent la parole, livrant enfin une vision du conflit longtemps ignorée. Plusieurs d'entre eux ont publié des livres qui s'arrachent en Algérie. Pierre Daum*, journaliste indépendant, lui-même auteur d'un ouvrage sur les pieds-noirs qui ont fait le choix de rester sur leur terre natale, a enquêté sur ce formidable succès de librairie.
On recense plus de 650 ouvrages relatifs à la guerre d'Algérie aujourd'hui, contre 250 en 2004. Pourquoi ce désir de témoigner sur le conflit n'intervient-il que maintenant ?
Pierre Daum: Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène. L'âge des résistants algériens tout d'abord. Agés d'une vingtaine d'années il y a 50 ans, ils ont aujourd'hui autour de 70-80 ans pour la plupart. Ils arrivent à un moment, à l'approche de la mort, où l'être humain se penche sur son passé et ressent le besoin de faire le bilan de sa vie. Pour transmettre son histoire à ses proches, mais aussi à la société.
La libération de la parole en Algérie s'accompagne d'une envie d'apporter sa vérité. Tout le monde en Algérie vous explique que ce qui est raconté est un tissu de mensonges. Le récit national de la " guerre de libération " a pendant des années été accaparé par ceux qui ont pris le pouvoir en 1962 puis en 1965 : le groupe Ahmed Ben Bella-Houari Boumédiène-Abdelaziz Bouteflika. Eux seuls on eu le droit d'écrire l'histoire de la révolution. Or, on sait qu'il y a eu une guerre fratricide au sein de la direction de l'ALN-FLN pendant la guerre. De facto, ils ont exclu du récit national les actions positives de leurs opposants tels que Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed ou Krim Belkacem.
De plus, ceux qui ont écrit l'histoire officielle ont très peu combattu à l'intérieur du pays. Ils avaient vécu la guerre soit au sein de l'armée des frontières- comme Boumediene et Bouteflika - soit dans les prisons françaises- comme Ben Bella. Pendant plus de 50 ans, les résistants des maquis des Aurès et de Kabylie, qui ont été au coeur du conflit, se sont sentis floués. Personne n'a raconté leur engagement et leur vie. En introduction, le mémorialiste écrit très souvent : "Je vais enfin vous dire ce qu'il s'est vraiment passé".
Ces livres ont un succès phénoménal auprès du public algérien. Qu'est-ce que cela révèle selon vous ?
C'est en effet un succès assez extraordinaire. En France, 99 % de ces bouquins n'auraient pas trouvé d'éditeurs. Ce qui explique un tel engouement, c'est d'abord un besoin d'histoire, tant le présent est à la fois déprimant et complexe. Face à un quotidien difficile, les Algériens apprécient la lecture de témoignages qui les ramènent à un passé glorieux dont ils sont les héros. Cela leur donne du baume au coeur. On découvre dans ces livres la parole de gens vrais, humbles et honnêtes. Ce ne sont plus les mémoires de tel ancien gradé, mais ceux du soldat de base. Il y a une sorte d'identification qui s'opère chez le lecteur. Les enfants de martyrs y trouvent en outre une sorte de testament que leurs ancêtres, morts pendant ou après la guerre, n'ont jamais pu écrire.
Mais surtout, cinquante après s'être libéré du joug colonial, les Algériens se posent des questions. Qui dirige vraiment ? Ou va l'argent du pétrole? Comment en est-on arrivé à une telle situation? Les Algériens recherchent à travers ces témoignages des clés pour tenter de comprendre ce présent si difficile à saisir.
Beaucoup de ces ouvrages s'attaquent à des sujets longtemps ignorés comme la figure de Messali Hadj, la fameuse "bleuite" ou encore l'assassinat d'Abane Ramdane. Barrières et tabous sont-ils en train de tomber?
Absolument. A tel point que l'historienne Raphaëlle Branche m'a confié qu' "en Algérie, on brise un tabou chaque jour". C'est devenu un sport national. L'exemple d'Abane Ramdane, ce grand dirigeant kabyle et architecte de la révolution qui s'est fait assassiné en 1957 au Maroc par ses compagnons d'armes, est éclairant. Il y a un bouquin sur Abane qui sort tous les ans et vous pouvez être sûr que les gens l'achèteront.
Si ces livres brisent des tabous, ils n'apportent pas pour autant de révélations, ou fort peu. La majorité des faits sont déjà connus des historiens. Par ailleurs, les auteurs balancent des faits sans avoir récolté des témoignages précis, ou réalisé un travail d'enquête digne de ce nom pour étayer leur propos. Alors si on cherche des révélations sur Abane, on va être déçu!
Ce manque de rigueur scientifique montre que le travail de l'historien reste essentiel. Pourtant les historiens algériens ne se sont pas encore emparés de ces sources. Comment l'expliquez vous ?
Malheureux historiens algériens! Ils se retrouvent face à trois problèmes majeurs. Tout d'abord, il y a une telle déferlante mémorielle qu'elle emporte tout. Le public algérien achète ces ouvrages en pensant qu'il va trouver la vérité historique. Les historiens sont complètement déconsidérés et souffrent d'un profond déficit de légitimité.
Ils font face ensuite à un problème de sources. Faire parler les gens sur des sujets sensibles est presque impossible. Par exemple, si un historien veut travailler sur la mort d'Abane, il doit nécessairement trouver des témoins. Or, il est certain que les gens impliqués risquent d'emporter leurs souvenirs dans leur tombe.
Enfin dans les universités, les tabous demeurent et l'autocensure règne. Le système reste sclérosé et verrouillé. Je pense qu'il n'y a aucun directeur de recherche qui va accepter un sujet de thèse sur la mort d'Abane. Il existe en effet très peu de sujets de thèse sur la guerre de libération. Une des seules réalisée par un historien algérien a été présentée à ... Paris. C'est assez hallucinant. 

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