Nombre total de pages vues

6/15/2014

TIARET :La famine dans le Sersou: V - 1938 : L’annee Des Calamites Agricoles




Tiaret, principale agglomération, est un centre de convergence de tous les meskines. Vers la fin de l’année 1946, une soupe populaire fonctionne au profit de meskines de la région de Tiaret et d’Aflou. C’est plus particulièrement cette dernière région qui vit des moments dramatiques. La sécheresse de 1945 a décimé la presque totalité du cheptel. Plusieurs éleveurs furent réduits à la misère.
A Aflou, la situation est effroyable. La misère est générale. La maison Jobert de Mostaganem a été obligée de réexpédier des tabacs faute d’acheteurs. Les maigres parcelles de céréales n’ont rien donné en 1946. Dans les rues d’Aflou on meurt de faim. Les enfants se disputent des peaux d’oranges et se nourrissent des croûtes qui  se forment à l’extérieur des caisses de dattes. Sur les 250 conscrits algériens examinés, seuls 25 sont déclarés aptes au service militaire. Les autres se trouvaient dans un état physique pitoyable.
Dans le reste de la commune mixte d’Aflou, le spectacle est désolant. Faméliques, vêtus de loques, les habitants se traînent. Les affres de la faim des consument. Le paludisme les achève. Des familles entières sont décimées. De novembre 1944 à avril 1945, le service de l’Etat-Civil a enregistré 321 décès et 845 naissances. De novembre 1945 à avril 1946, le même service a révélé 1.167 décès et 567 naissances (1).
Partout dans le Sud, des groupes d’hommes, de femmes et d’enfants errent, en haillons, ravagés par les maladies, la faim et le froid. En plus de cela, les représentants de l’administration coloniale se comportent comme des rapaces.
A Djelfa, un éleveur qui a perdu tous ses biens s’est vu imposer à 600 francs d’impôts par le caïd  du douar. Dans l’impossibilité de s’acquitter des abus fiscaux, le père de famille s’est vu retirer la carte d’alimentation par le caïd féodal. Réduit à la misère, l’éleveur prend le chemin de Laghouat pour demander l’aumône. Lui et ses enfants sont sur le point de mourir de faim et de froid lorsqu’ils sont secourus à l’entrée de la ville de Laghouat (2).
Depuis l’aube même de la création du centre de colonisation de Tiaret, la municipalité menait la chasse aux meskines qui arrivaient en ville en quête de quelque gîte et de nourriture. Caractéristique constante. Le 3 septembre 1947, la police locale entreprend une véritable rafle et ramasse tous les meskines et mendiants errant en ville. 79 sont refoulés sur les communes mixtes d’Aflou et du Djebel Nador. Un agent de police et deux gardiens de nuit ont escorté les meskines conduits en car réquisitionné pour la besogne. 14 autres mendiants originaires de la commune mixte d’Ammi -Moussa sont conduits vers cette localité par le même procédé.
Au dépôt de mendicité on a recensé 52 personnes (hommes, femmes et enfants) originaires de la commune mixte de Tiaret et 17 personnes de la commune de plein exercice de Tiaret.
Autour de l’agglomération, de très nombreuses familles se sont installés sur des terrains communaux, vivant sous des tentes ou des gourbis. Elles sont toutes originaires de la commune mixte  d’Aflou.
Quelques jours après, sur les 79 personnes expulsées à Aflou, 59 sont de retour à Tiaret. L’administrateur de la commune mixte d’Aflou les a renvoyés  à Tiaret où elles avaient laissé d’autres membres de leurs familles et quelques modestes affaires. L’enquête de la police locale révéla que la plupart de ces personnes ont recouru au prétexte évoqué pour pouvoir retourner à Tiaret où elles espéraient trouver les moyens salutaires à leur survie.
A Aflou, la situation s’aggravait de jour en jour. 
Comme les secours étaient insuffisants, les familles qui fuyaient la zone sinistrée d’Aflou s’adonnaient à la mendicité. « Tous ces meskines, je le répète, ont bien été arrêtés en état flagrant de mendicité ou cherchant leur substance dans les poubelles de la ville, les enfants disputant parfois même dans ces récipients, leur nourriture aux chiens » (3).
Après avoir établi qu’elles n’avaient pas une résidence fixe à Tiaret ni de ressources -évidemment- les  familles en question furent une nouvelle fois refoulées vers leurs communes d’origine où la famine continuait à cumuler des ravages.
L’administrateur de la commune mixte d’Aflou reconnaît que le refoulement des meskines vers leurs communes d’origine n’est pas une solution. Il propose des secours importants pour venir en aide à ces miséreux afin de les attacher à leur commune. Il est naturel que ces nomades fuient les lieux  inhospitaliers où la misère est trop grande.
En décembre 1947, la municipalité de Tiaret organise une semaine de secours aux pauvres. La commune lance un appel à la population, lui demandant de « penser aux centaines de  pauvres êtres que la famine tenaille, au bébé transi dans les bras d’une mère en haillons… »(4).
Avec l’hiver, les meskines affluent de toutes parts. Ils se concentrent généralement autour des centres où fonctionnent une soupe populaire : Tiaret, Trézel et Aflou. En janvier 1948, les subventions s’acheminent vers l’épuisement.
Les soupes populaires risquent d’être fermées. En attendant de  nouvelles subventions su Gouverneur Général, les communes concernées votent des crédits -peu importants- pour permettre à la soupe populaire de fonctionner sans s’opposer à une rupture.
La ville de Frenda connaît une affluence de nomades originaires de Géryville. Le maire de Frenda exige leur refoulement. La situation est critique pour les populations algériennes originaires du Sud où la famine persiste.
La soupe populaire constitue un secours précaire qui est insuffisant par rapport à la grande masse des meskines.
Les partis nationalistes protestent contre la carence de l’administration coloniale qui n’engage que quelques actions timides. Le régime des territoires du Sud est sévèrement dénoncé : « Nous persistons à proclamer que le régime d’exception qui est appliqué aux territoires du Sud est la cause principale de tous les maux » (5).
Dans la région de Djelfa, des tribus entières sont menacées d’être décimées par la famine. L’administration coloniale s’est contentée d’accorder dix quintaux d’orge à une seule tribu de la région de Djelfa, tribu qui compte 2500 miséreux dont chacun d’eux n’eut droit qu’à … 400 grammes d’orge.
La situation est grave, désespérante. « De tous côtés nous parviennent, à Géryville, à Oued Souf, la famine est installée en permanence depuis deux ans. Elle fait quotidiennement des victimes. ON MEURT DE FAIM EN ALGERIE » ( 5) (en majuscule dans le texte).
Les partis nationalistes exigent des vêtements, du blé et de l’argent pour secourir les populations du Sud Algérien et leur permettre de reconstituer leur cheptel qui été décimé entièrement.
Au début de l’année 1948, l’extrême misère des populations des hauts plateaux et d’Aflou s’est particulièrement aggravée. Un délégué départemental de l’Entraide française s’est rendu dans la région d’Aflou.
Il a vu de près la misère de la population algérienne : « Il faut avoir vu  des milliers d’êtres qui n’ont plus guère quelque chose d’humain : un peu partout ce sont de pauvres tentes crevées sous lesquelles se serrent les malheureux vêtus d’un lambeau d’étoffe troué de tous  côtés. Et en particulier ils affluent par grosses masses à Tiaret et Aflou, où on a dû créer des camps. Dans ces deux centres les municipalités ont une charge écrasante.
J’ai déjà vu ces centres l’an dernier : actuellement c’est pire. J’ai encore devant les yeux un spectacle d’un enfant amaigri au point que les plis de la peau excédentaire de son bas-ventre ferraient  un porte- monnaie (sic) ; un autre qui est planté sur de longues jambes qui n’ont que l’os où on ne voit ni cuisse, ni mollets ; et ces yeux où rien ne luit.
Bref des visions infernales d’un monde autre que le monde humain » (6). L’administration française a regroupé 700 meskines au camp de l’aviation. Au lieu d’être convenablement secourus, au camp de l’aviation, les algériens sinistrés sont parqués, tels des lépreux.  L’année suivante, en mars 1949, les choses ne se sont guère améliorées.
116 personnes, hommes, femmes et enfants, sont toujours cantonnés à Tiaret. Plusieurs d’entre elles, les enfants surtout, sont la proie de la mendicité. A Tiaret, quand ils ne sont pas créés par la commune, les camps de meskines s’imposent, comme celui de la cité Benaceur que tout le monde avait baptisé « bazar meknassa ». Ici la misère physiologique était un spectre quotidien.
L’extrême misère des années 1948 a eu des conséquences désastreuses dans la région d’Aflou. Le taux de mortalité fut considérable. Tous les petits éleveurs qui ne vivaient que de ce revenu, furent complètement ruinés. Ils étaient devenus des meskines et des marchands de bois et de charbon. En 1951, la commune d’Aflou continuait à servir 200 repas par jour aux miséreux algériens.
Quand nous entamons la seconde moitié du XXe siècle, les horizons de la population algérienne sont sombres. L’Algérie devient un pays d’analphabètes et de chômeurs.
Dans les grosses villes, les principales places et artères pullulent de cireurs et de porteurs. « Quelques centaines d’enfants algériens musulmans errent comme de petites bêtes égarées, dans les rues de nos villes et de nos campagnes. Les uns sans la tente familiale, les autres sans autre lien avec la société que la mendicité qui déshonore toujours un pays » (7).
La ville de Tiaret, qui a connu un exode rural depuis le début du siècle, se retrouve en 1950 avec des îlots d’habitat précaire et un grand nombre de chômeurs. En février 1950, on recense 1.328 chômeurs dont 500 se trouvent dans le dénuement le plus complet. Ce chiffre augmente toujours. A la fin de la même année, les chômeurs algériens de la ville de Tiaret sont au nombre de 2.000. Ici, la misère s’est confortablement installée. « Le chômage, l’ignorance et les taudis sont les résultats inévitables de la profonde misère qui accable nos masses » (8).


par Boualem Branki le 20-02-2014

Aucun commentaire: