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6/23/2014

NASSIMA HABLAL (1928-2013). Résistante, ancienne détenue «J’étais la secrétaire de Abane Ramdane»


Nassima Hablal parle de la guerre avec des mots de paix. L’autre, l’ennemi, le colonisateur, elle ne le cite pas. Elle ne le nomme pas ou alors tout juste si elle dit «les Français». Il est le figurant qui habite ses mauvais jours. Il l’a tourmentée dans les sous-sols humides de la villa Susini dont la beauté architecturale inspirait ses rêves de fillette et dont le sinistre souvenir hante sa mémoire. Nassima Hablal, femme de liberté qui s’est battue pour elle, si elle en connaît le prix elle n’en parle pas, elle le tait, comme celui d’un cadeau dont on ne donne pas le coût de peur de gêner celui qui le reçoit. Cette grande dame de cœur est magnifiée par ses actes. Parfois le bonheur se donne un visage… 

Comment tout a-t-il commencé ? 
C’est mon voisin M. Ourif, originaire de Laghouat, qui m’a amenée au militantisme. Il est celui qui m’a amenée à prendre conscience de la situation dans laquelle nous vivions. 
Cela remonte à peu près à quelle année ? 
Au début des années 1940 avant la fin de la seconde guerre mondiale et les tragiques massacres de mai 1945. J’avais de la famille qui résidait à Sétif, ainsi j’étais informée de ce qui s’y déroulait, particulièrement à Kherrata où quatre jeunes avaient été tués. leurs corps en putréfaction ont été exposés sur la voie publique durant une semaine, avec interdiction de leur donner une sépulture. Je ne sais pas pourquoi cela m’avait particulièrement révoltée. Pour des raisons sociales évidentes, j’ai commencé à travailler. Mais parallèlement, je fréquentais un groupe d’étudiants de mon âge. C’est avec eux que j’ai commencé à militer. Je me souviens, entre autres, de Mamia Chentouf, de Mme Sidi Moussa, et puis il y avait parmi nous des étudiants tunisiens. C’était un cercle modeste, mais cela n’empêchait pas qu’il avait une vie organisée. Nous tenions régulièrement des réunions, nous organisions des excursions. Nos débats approfondissaient notre prise de conscience et aiguisaient notre patriotisme naissant. La première cellule où j’ai activé se trouvait à la Casbah. Il y avait là Fatima Zekkal, qui deviendra plus tard Mme Benosmane, Chentouf et tout un groupe de filles. Nous ramassions de l’argent pour le parti auprès des familles aisées bien sûr. Nous vendions le journal du parti et nous faisions tout un travail de propagande parmi les femmes. 
Quand vous dites le parti, vous parlez du PPA-MTLD ?
Oui, le PPA avant que soit créé le MTLD. Qui dit PPA dit Messali Hadj bien évidemment. Nous nous rendions à Bouzaréah pour le rencontrer… Je me souviens qu’il avait grande allure et qu’il nous en imposait par sa stature et son port, lorsqu’il nous tendait négligemment sa main à baiser… (rires). Que dire d’autre, c’était pour nous un symbole, à défaut de doctrine. D’ailleurs beaucoup de gens qui s’étaient engagés au PPA l’ont quitté, faute justement de doctrine. Ils ont rejoint le Parti communiste par exemple. C’était le cas de Abdelhamid Benzine, c’est d’ailleurs lui qui avait recruté Abane Ramdane et bien d’autres valeureux militants. 
Que représentait Messali Hadj pour les jeunes que vous étiez ? 
Un symbole. Le symbole de l’indépendance. Je me souviens encore du jour où il est revenu à Alger de sa déportation au Congo-Brazza. Toute la ville s’est rendue à sa rencontre à l’aéroport de Maison Blanche, comme on l’appelait. 
Vous suffisiez-vous du combat politique, espériez-vous qu’un jour ou l’autre vous deviez passer à la lutte armée ? 
Nous savions, quoiqu’il en soit, que nous luttions pour notre indépendance, quelle que soit la forme de la lutte. Bien sûr que l’éventualité d’autres formes de combat était présente dans les esprits. Naturellement, ce n’était pas dans l’esprit de tous. Mais certains étaient déjà dans les maquis comme le colonel Ouamrane qu’on appelait Boukerrou. C’est d’ailleurs Ben Mokkadem, militant du PPA, qui à l’indépendance deviendra mon époux, qui l’avait recruté. Ouamrane, qui était sergent dans l’armée française dans la deuxième moitié des années 1940, était à l’académie de Cherchell, mon futur mari, Ben Mokkadem, originaire de cette ville, l’y avait contacté. Krim Belkacem était aussi au maquis… 
Que vous inspiraient ces gens qui avaient pris les armes ? 
Nous en étions fiers. C’étaient des hommes d’action. Bien d’autres avaient pris le même chemin. Certains sont morts. Je me souviens m’être rendue à Tizi Ouzou pour l’enterrement du jeune Ali Laïmèche (1), un militant du parti. Après les obsèques, nous nous sommes rendus à la sous-préfecture devant laquelle nous avons tenu un meeting. J’étais avec notre groupe d’étudiants. 
Où travailliez-vous ? 
Au gouvernement général, «le GG». C’est à cette époque que j’ai commencé à activer dans un réseau composé d’hommes avec notamment Mustapha Ben Mohamed, qui plus tard deviendra messaliste. Je recevais chez moi des militants qui, lorsqu’il y avait un congrès ou une réunion qui se déroulait à Alger, y venaient clandestinement, étant interdits de séjour. C’est ainsi que j’ai été amenée à héberger M’hammed Yazid ou Mohamed Ben M’hal qui était secrétaire particulier de Messali Hadj. 
Comment avez-vous vécu la création et le démantèlement de l’Organisation spéciale (OS) ? 
Nous étions si proches du soulèvement. Nous nous étions préparés. Nous pensions que la lutte armée était imminente et que tout allait enfin commencer. Hélas, le secret a été éventé et tout s’est écroulé. Les Français ont découvert l’organisation. Beaucoup de cadres ont été arrêtés, condamnés et emprisonnés. La déception était à la mesure de la catastrophe qui avait frappé le parti et l’OS. 
Aviez-vous perdu espoir ? Doutiez-vous de votre combat ? 
Non ! A aucun moment. Je savais que tout s’arrangerait. Mais quand ? J’étais déçue. Très déçue surtout d’apprendre qu’il existait des conflits et des luttes internes. 
En tant que militante du PPA que pensiez-vous des autres partis politiques ? 
Chacun campait sur ses positions. Mais pour résumer, les Oulémas, c’était pas très fort et Ferhat Abbas voulait autre chose. 
Que pensiez-vous de ce que voulait Abbas ?
 Qu’il avait un autre point de vue. De notre côté nous ne savions pas où il voulait aller et où il allait nous mener. Je ne pensais pas pour autant que c’était un traître ou quelque chose de ce goût. Quant aux oulémas ils étaient les plus tièdes. 
Il y avait également les communistes… 
Je ne portais pas de jugement. Je savais qu’ils avaient une façon propre à eux de voir les choses les faire. Je pensais qu’ils n’étaient pas aussi actifs qu’il l’aurait fallu. Ils n’ont pas eu des actes aussi spontanés à l’époque en Algérie. Cela n’a pas empêché qu’ils s’engagent dans la lutte armée après 1954 à titre individuel, comme cela était exigé par le FLN. Il en sera d’ailleurs de même pour Abbas et ses partisans de l’UDMA. 
Le 1er novembre 1954 arrive. Comment accueillez-vous ce jour ? Vous en souvenez-vous ? 
Parfaitement ! La joie était immense comme l’étaient les espoirs que ce jour a suscités. C’était fait. Pour ma part, j’attendais qu’on m’envoie un signal. 
Est-il arrivé rapidement ? 
Rapidement. Je m’étais rendue à Bucarest pour le festival mondial de la jeunesse. Au départ, je voulais me rendre dans un pays scandinave, car chaque année je voyageais pour oublier un moment le racisme ordinaire que nous subissions. J’ai changé de destination et suis allée au festival en Roumanie. Un jeune homme m’a un jour abordée et m’a demandé si j’étais bien Nassima Hablal. «Oui, lui ai-je répondu. – je voudrais discuter avec toi», m’a-t-il dit. Je lui ai laissé mes coordonnées à Alger et l’ai invité à me contacter. Le jeune homme en question était Mohamed Sahnoun, futur diplomate. Il était avec le groupe de Amara Rachid (2). De retour au pays, Sahnoun m’a mise en contact avec des Français et des chrétiens de gauche qui faisaient un travail social dans les bidonvilles. Je passais mes week-ends dans les quartiers défavorisés à soigner, vacciner, alphabétiser… C’était un emplâtre sur une jambe de bois. La révolution venait de débuter, ses moyens étaient limités. Ce n’est que deux ou trois mois plus tard que les choses ont commencé à bouger. Des militants avaient été libérés, dont Abane. A sa libération, il vivra un autre drame, familial celui-là. En effet, en arrivant chez lui, sa mère dans le jardin était occupée à biner. On l’appelle et on lui dit : «Viens tu as un invité.» Lorsqu’elle s’est trouvée devant son fils, la surprise de le voir a été telle qu’elle a fait une attaque qui l’a rendue hémiplégique à vie. Krim Belkacem et Ouamrane le contactent et lui confient l’organisation d’Alger où tout était encore au stade des balbutiements. Il s’est installé chez moi pour un an ou plus, jusqu’à ma première arrestation. 
Chez vous à Belcourt ? 
Oui. A proximité du Jardin d’essais, dans la villa la Gloriette. Il y tenait ses réunions, contactait les gens, pour organiser la première zone autonome d’Alger. Il y avait tout le groupe Amara Rachid et les étudiants, comme Mohamed Lounis, Mustapha Saber. Par la suite est venu Ben Khedda, puis Mohamed Ben Mokkadem qui était le coordinateur à Alger, mais il a vite été arrêté. Il devait partir en France pour l’organisation de la Fédération de France où je devais l’accompagner. A la veille de son arrestation, nous devions aller jusqu’à Oran d’où on aurait pris un bateau ou l’avion vers Paris. Arrêté, il a été condamné mais à une peine relativement légère. Il fait de la prison mais à sa sortie ils l’ont ramassé de nouveau et il a fait tous les camps d’Algérie. 
En plus des réunions, en quoi consistait le travail de Abane ? 
Abane abattait un travail considérable. Il a en outre su gagner la confiance de beaucoup de Français qui nous étaient favorables. Ils nous procuraient des refuges, nous cachaient, cachaient des personnes recherchées, cachaient les fonds, ils ont tiré nos tracts, car on n’avait rien du tout. Pas de ronéo, pas de matériel d’impression, rien. Après, certes, nous nous sommes équipés. Mais avant, je tapais des tracts chez moi puis nous allions les tirer ailleurs, là où on le pouvait, chez des français. Je me suis permis d’aller faire les tirages chez les pères blancs en face de Sidi Abderrahmane avec Amara Rachid. Ils ignoraient bien sûr le contenu des documents. Mais il y a eu comme d’habitude «une âme charitable» qui nous a dénoncés. Nous sommes fin avril 1955. Ce n’est qu’à partir de cette période que les choses ont été progressivement mises en place. Et nous le devons à Abane. 
Quelle était votre fonction exacte ? 
J’étais une militante. Je faisais ce qu’on me disait de faire. J’étais la secrétaire de Abane, puis après le Congrès de la Soummam, la secrétaire du comité d’exécution et de coordination (CCE). J’ai fait bien d’autres choses après. J’étais responsable de l’organisation femmes, mais ça n’a pas tellement duré, on a préféré faire travailler hommes et femmes côte à côte. 
Vous avez donc travaillé sans discontinuer avec Abane ? 
Toujours, depuis 1955. Il venait, il tenait ses réunions chez moi, je tapais les procès-verbaux, les tracts et même les textes les plus importants. Malheureusement, Amara Rachid s’est fait arrêter. Lorsqu’il se rendait chez Abbas en voiture, il a été repéré. Auparavant, Abane voulait l’envoyer en mission en Egypte. Comme il lui fallait une adresse pour son passeport je lui ai donné la mienne. Hélas, il a gardé l’enveloppe avec mon nom et mon adresse. Quand ils a été arrêté, ils ont trouvé l’enveloppe en question. Ils n’ont pas tardé à débarquer chez moi, pour m’embarquer. Sans preuve autre que cette enveloppe. J’ai donc été appréhendée mais pour peu de temps. Préparée à l’éventualité, je n’ai pas parlé. Ils m’ont interrogée au commissariat central pendant deux ou trois jours. Puis ils m’ont déférée à la prison de Serkadji où j’ai été isolée. J’avais un oncle qui était avocat, Me Bensmaia, qui connaissait le bâtonnier Morino. Il est intervenu. 
Où était passé Abane ? 
Abane ne pouvait plus venir chez moi. J’étais brûlée, l’adresse aussi. Entre-temps on lui avait trouvé d’autres refuges. Ben Mokkadem aussi avait été arrêté dans la voiture où se trouvaient la machine à écrire, les tracts, pas loin de la maison. Nous avions donc d’autres refuges pour Abane Ramdane, dont celui de Ouamara Rachid (différent de Amara), c’était au Télemly (Montriant). Il allait chez des Français ; après, Mohamed Ben Mokkadem lui a acheté un appartement avec son propre argent. Ben Mokkadem avait eu un accident de voiture. Il a touché une indemnité pour avoir été blessé à l’épaule. La première chose qu’il a faite, c’était d’aller acheter un appartement pour Abane. Pour qu’il ait sont propre refuge. Il y a mis un couple de militants pour la couverture, la protection et l’assistance. C’était rue Bastide, en remontant la rampe Vallée. Il y avait également un autre militant qui logeait au rez-de-chaussée tandis que lui était au quatrième étage. 
Quelles relations aviez-vous avec les maquis ?
Aucune. Les réseaux étaient indépendants les uns des autres. Les agents de liaison avaient leur mission, les fedayin avaient la leur, les politiques aussi. Je ne pouvais pas, vu ce que je faisais, avoir d’autres activités. Je ne me suis pas contentée de taper des tracts. Quand je suis sortie de prison, je suis allée à l’UGTA au secrétariat national avec Aïssat Idir. Je faisais la liaison entre Abane et lui, car ils devaient se voir le moins possible. Et puis Abane ne recevait pas tous le monde dans ses refuges. Moi je les connaissais. Avec certaines personnes, il discutait dans la rue. Il m’avait dit de retourner travailler au GG. Ce n’était plus possible de travailler. J’étais permanente au secrétariat national de l’UGTA et, parallèlement, je faisais un autre travail. A ce moment-là, on a eu notre premier journal El Moudjahid. Il faisait à l’époque environ 70 feuillets. J’assurais la frappe et nous le tirions avec d’autres militants. Nous avions une ronéo, une machine à écrire. Nous étions chez un torréfacteur qui s’appelait Mouhoubi. Le journal était expédié aux quatre coins du pays dans des caisses censées contenir des paquets de café. 
Vous faisiez ce travail à l’UGTA ? 
Oui. Le journal nous prenait beaucoup de temps. Il était assez volumineux. Il y avait l’éditorial qui était écrit soit par Abane, il écrivait beaucoup, soit par Larbi Ben M’hidi, soit Saâd Dahlab ou d’autres cadres. Et puis il y avait les faits des maquis, les nouvelles qui venaient de partout et puis les positions politiques et diplomatiques du FLN. Je tapais également le journal de l’UGTA, L’Ouvrier algérien. Nous étions continuellement contrôlés par la police. Parce que l’UGTA, ce n’était pas seulement l’UGTA. On y fabriquait des bombes, on y amenait le matériel et les matières explosives pour leur confection.
 Votre deuxième arrestation est intervenue avant le départ du CCE vers la Tunisie ? Avant l’arrestation de Ben M’hidi ? 
Oui avant le départ du CCE, mais à peu près en même temps que Larbi Ben M’hidi. A deux jours près : moi, c’était le 21 février 1957. Le CCE est sorti après l’arrestation et l’assassinat de Si Larbi. Je suis restée dans les centres de torture jusqu’au mois d’avril. J’en ai fait sept. J’ai d’abord fait la caserne des bérets bleus à Hussein Dey. C’est là que le supplice a commencé (soupir). De 11h jusqu’à 6h, j’étais pendue au plafond la tête en bas, l’électricité… les électrodes… les bidons d’eau… toute la panoplie qu’ils avaient en tête. Mes bras étaient paralysés… des nerfs sectionnés… des muscles distendus… tuméfiée… terrifiée… et cette atroce douleur qui tenaillait mon dos. La séance a duré six heures. Ils m’ont massacrée. Ensuite, ils ont commencé à m’interroger. J’ai alors déliré, j’ai raconté des histoires. N’importe quoi. Je n’avais pas parlé de Abane. J’ai en revanche parlé de Amara Rachid que je savais mort au maquis depuis quelques mois déjà. Nous étions deux ou trois femmes. Et parmi nous une petite française qui était l’épouse de Mourad Castel. Toute la nuit, à côté, j’ai entendu torturer des hommes. Le lendemain matin, ils m’ont emmenée en voiture. Ils ont essayé la méthode douce en disant : «Si tu parles nous allons t’envoyer en Espagne et personne ne saura que tu as dit quelque chose.» Au retour de «la balade en voiture», j’ai vu un spectacle hallucinant. Sur le sol mouillé étaient allongés une dizaine d’hommes qui, toute la nuit, avaient subi le supplice de la baignoire et de l’électricité, et que des tortionnaires brûlaient au fer rouge. J’ai poussé un hurlement. Cela se passait dans une ferme à Bakallem. Parce qu’entre-temps on m’a transférée de la caserne vers une ferme poétiquement baptisée Ferme des orangers. J’y ai passé deux ou trois nuits et puis de nouveau transférée, vers El Biar cette fois. Là ou était Ben M’hidi. J’y ai rencontré Me Mahieddine Djender ainsi que son beau-frère, Ousmer, un policier qui avait été arrêté. Curieusement, ils ne m’ont pas interrogée sur Abane. Ils m’ont plutôt cuisinée sur Ben Khedda. «Où l’as-tu vu pour la dernière fois ?», me harcelaient-ils. «Tu ne connais pas un certain Ben M’hidi, collecteur de fonds ?». J’étais à cent lieues de penser qu’il s’agissait de Si Larbi. Il y avait Massu et Bigeard. «C’est pas du travail ce qu’ils t’ont fait là. Ils t’ont laissé des traces. Nous, nous avons d’autres moyens. Les Russes l’ont fait, les Américains aussi, pourquoi ne le ferait-on pas ?» Il fallait comprendre qu’ils allaient m’injecter du sérum de vérité. Me piquer au Penthotal. A El Biar, je suis restée deux ou trois jours, puis ils m’ont emmenée à la Villa Susini. Pour l’anecdote, lorsque j’étais petite, en passant devant cette magnifique bâtisse qui domine Alger, bâtisse aujourd’hui sinistre parmi les plus sinistres, s’il en est, je rêvais et me voyais dans cette maison comme une princesse dans un palais. Triste princesse, effroyable palais ! Lorsque on m’a enlevé le bandeau qui masquait mes yeux à mon arrivée je découvrais Feldmayer, le tortionnaire de service. Une espèce de singe géant avec des mains énormes. On m’a allongée dans une pièce, je ne savais pas où je me trouvais. Puis est entré le capitaine Folques, le maître de cérémonie, le grand patron. Il a défait mon bandeau et m’a dit : «Oh tu as un grand nez», voulant peut-être me complexer. Le pauvre, il ne savait pas combien j’étais fière de mon nez chérifien. Je trouvais dans cette cave une femme qui venait de passer par une séance, elle hoquetait. Ils venaient probablement de lui faire avaler de l’eau. C’était Denise Valbert, une française de gauche, professeur à l’université. A un moment donné, ils m’ont encore bandé les yeux et j’entendais : «Où est Audin ! Où est Maurice Audin ?» Ils avaient ramené un jeune militaire, le frère de Maurice Audin, qu’ils interrogeaient. Il y avait également Basta Ali, que je n’ai pas vu mais que j’entendais répéter «Basta ! je m’appelle Ali Basta !» ainsi pendant deux ou trois jours. J’y ai aussi reconnu Handjeritt, un membre du réseau de Sidi M’hamed et beaucoup d’autres, comme Salima Belhaffaf, l’épouse de Ben Khedda, il y a eu Nelly Forget, une Française de gauche qui travaillait avec nous, il y avait aussi Fatima Benosmane. On m’avait entravée avec des menottes, mais malgré cela, il y avait un soldat armé qui me surveillait. Je dépérissais et étais considérablement amaigrie. Un matin vers 6h, je remarquais que le soldat qui assurait ma garde ne portait pas d’arme. C’était un nouveau. Je lui ai demandé la permission de me rendre aux toilettes. Il ne connaissait pas où elles se trouvaient. Alors je l’ai fait sortir dans le jardin. J’ai été derrière un fourré et me suis dissimulée. Lorsque j’ai baissé les mains les menottes ont glissé de mes poignets. D’où l’idée de m’évader. Alors je me retourne et je me jette du haut de l’espèce de ravin situé en bas de la villa mais comme il y avait des fils de fer barbelés, ils ont amorti ma chute et m’ont empêchée d’aller plus loin. J’ai été reprise. 
Avez-vous été jugée ? 
Oui, je l’ai été. Mais ils ne voulaient pas me présenter au tribunal dans l’état où je me trouvais c’est-à-dire un vrai cadavre. Ils ont eu l’idée de me faire des piqûres pour me retaper un tant soit peu. C’était un soldat d’origine allemande qui me les faisait. Il me répétait quand nous nous retrouvions seuls : «Attention fidèle à l’Algérie, il faut rester fidèle à l’Algérie». Puis ce fut le tribunal… D’abord Serkadji, pour la deuxième fois. Mais j’y suis restée très peu de temps avant de passer devant le tribunal. Le procès dit des «libéraux». Un grand procès qui a duré trois ou quatre jours et dans lequel ils ont mélangé des Européens et des Algériens qui n’avaient pas forcément travaillé ensemble. J’ai été condamnée à cinq ans. 
Quels ont été vos lieux de détention ? 
El Harrach. Puis ils y ont amené d’autres filles. A El Harrach il y avait Moufdi Zakaria. Il avait écrit des poèmes, lesquels sont devenus des chants nationaux. Alors il a réussi à nous les faire passer et nous avons été les premières à les chanter. Un matin, ils nous ont annoncé notre transfert à Birkhadem, mais à notre surprise, direction l’aéroport. Ils nous emmenées en France à Paris, à la Roquette. Une vieille prison construite voilà plusieurs siècles. Nous y sommes restées deux ou trois mois gardées par les bonnes sœurs. 
Vous étiez toutes originaires d’Algérie ? Y avait-il des détenues originaires de France qui y avaient été arrêtées et condamnées là-bas ? 
Parmi nous, il n’y en avait pas. Mais en France, il y en a qui ont été condamnées. Puis on nous a emmenées à Rennes. C’est une prison cellulaire. Puis de nouveau on nous a transférées à Pau, dans le sud-ouest de la France. A Pau, Nelly Forget connaissait Germaine Tillon, celle-ci démarchait pour libérer quelques détenues qui n’étaient pas condamnées à de lourdes peines. C’est comme ça qu’elle a obtenu la libération de certaines filles, parmi lesquelles je figurais. J’ai vu mon juge, je lui ai dit : «Je n’ai même pas une carte d’identité, donnez-moi une autorisation pour que je me rende à Paris pour en établir une». En fait je voulais me faire la malle et retourner au pays. C’est ainsi que je me suis rendue à Paris et que j’ai établi le contact avec Abderahmane Farès puis avec le FLN. Je suis allée en Tunisie. Je voulais absolument rentrer en Algérie. Après quelque temps, j’ai vu M’hammed Yazid et lui ai demandé de rentrer au pays. Ce qui a été fait. J’ai rejoint l’Exécutif provisoire à Boumerdès.
Vous qui avez bien connu Abane, quel genre d’homme était-il ? On a dit beaucoup de choses concernant son caractère et ses méthodes… 
Je crois qu’on a voulu lui faire une réputation. C’était un homme entier. Il était exigeant envers les autres, mais d’abord envers lui-même. D’où sans doute sa sévérité. Il n’acceptait pas d’un militant qu’il arrivât en retard à une réunion par exemple. Pour lui, l’heure, c’est l’heure. il était strict en tous points. Si on a choisi Abane, c’est pour son remarquable esprit cartésien. C’était quelqu’un qui tranchait, qui savait ce qu’il faisait. C’était un homme intègre, pur. Je ne l’ai jamais vu avec un costume neuf. Il était arrivé avec une veste beige et un pantalon marron et il est sorti avec la même veste et le même pantalon. Il les a toujours portés. Quand il les envoyait au dégraissage, il demandait aux gens chez qui il était réfugié de lui prêter de quoi attendre qu’on lui ramenât ses effets. Il s’est une fois, acheté une veste, parce que l’arme qu’il portait derrière lui à la ceinture se découvrait quand il était en mouvement. C’était en outre un homme d’une très grande sensibilité. 
Où avez vous appris sa mort ? 
C’était en Allemagne. Ali Haroun me l’a racontée dans le détail. J’ai presque perdu la raison. J’étais catastrophée. J’étais mal. J’ai très difficilement supporté ce drame de la révolution. J’ai même fait une dépression qui a duré un bon mois. Dites-vous que je considérais cet homme comme un des meilleurs fils de l’Algérie.
Au regard de votre parcours de militante, depuis le début des années 1940. Ne vous sentiez-vous pas quelque peu écartée du monde et de la décision politiques. Vous viviez dans la périphérie du politique et jamais à l’intérieur. N’étiez-vous pas désolée ou quelque part déçue ?
La politique à l’époque et dans ces circonstances était une affaire d’hommes et pas n’importe lesquels. Beaucoup ont été écartés. Et puis à ces moments-là, nous ne pensions pas à cela. Nous ne pensions pas qu’on pouvait en être. Nous faisions notre job. Nous nous battions pour l’Algérie et sa libération. Alors nous ne nous sentions pas particulièrement écartées. L’essentiel était de se rendre utile. Nous accomplissions notre devoir d’Algériennes, Algériennes que nous sommes.

Boukhalfa Amazit
Article publié dans El Watan, le 16/06/2005

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